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    Pernille

     

    Pernille vit dans un autre monde que le nôtre, sa démence ne laisse strictement aucune prise au réel. En revanche, elle trotte comme un lapin. Ancienne agent d'entretien, elle fait le ménage (symboliquement) dans tout l'Ehpad. C'est sa seule réminiscence et sa seule activité, qui d'ailleurs n'est pas dérangeante. 

    Le matin, elle s'habille avec une aide, elle met seule sa blouse tablier à fleurs et c'est parti pour une tournée d'essuyage de toutes les rambardes ; ensuite (dans un ordre aléatoire), elle passe un plumeau dans les radiateurs, et avec un balai (qui n'existe pas) elle passe une serpillière imaginaire. Pernille ne parle plus, apparemment depuis longtemps, mais elle sait se faire comprendre par des gestes qui sont son point fort. 

     

    Le problème de Pernille est que ses deux enfants sont persuadés que leur mère à été envoûtée, ou plus exactement qu'elle est possédée. Tous deux pensent qu'un autre esprit que le sien a pris possession de son corps. Leurs arguments sont imparables et "Dieu" sait si nous avons aussi les nôtres qui restent lettres mortes. 

    Du coup, ils viennent de moins en moins souvent, puis plus du tout (puisque ce n'est pas leur mère), et nous nous retrouvons seuls avec Pernille. 

    Je suppose que derrière cet abandon, il y a des souffrances familiales et je suis sûre que Pernille a compris quelque chose de cette solitude, même si nous sommes là, même si sa journée est très occupée ou peut être justement pour occuper ses journées. 

     

    Pernille va devenir maniaque, dans le sens psychiatrique, c'est-à-dire euphorique ; elle va d'une activité à l'autre avec une exaltation qui ne retombe pas, ne finit pas ce qui est commencé, se donne plus d'ouvrage qu'elle ne peut en faire… Il faut maintenant la surveiller, temporiser, l'obliger à se reposer (tandis qu'avant, elle faisait toujours des siestes post prandiales). 

     

    Très vite elle devient ingérable, certaines soignantes commencent à dire qu’effectivement elle est possédée parce que maintenant ses yeux sont effarés, elle nous esquive, elle se cache, apparaissent des comportements de pure angoisse. Le ménage devient une piste de cirque. Elle monte sur les chaises pour épousseter la plomberie (qui passe en haut des murs), elle tourne en rond en pourchassant les chats, elle finit par trouver un seau qu’elle remplit d’eau et qu’elle leur balance dans le couloir. On retrouve Bob et Amy sous mon bureau, douchés et dégoulinants. 

     

    Comme elle manie beaucoup l’eau, nous avons l’idée, pour la calmer, d'essayer la balnéothérapie et c’est le succès ; elle s’endort dans l’eau ! Fort de cette trouvaille, elle a donc droit à un bain bien chaud tous les jours qui a pour effet de la ramollir et sûrement d'attendrir son cerveau aussi. 

    Je ne pensais pas que la balnéothérapie pouvait avoir un effet “morphinique” mais peut-être a-t-elle déclenché des endorphines, comme certains massages ont cette faculté, car Pernille est complètement groggy après les bains. 

    Toute apaisée, elle va s’éteindre en quelques mois. Elle est décédée dans le même temps que trois autres résidents. Cela arrive souvent qu’un décès en appelle un autre, et nous appelons ça “une série” : il est même rare qu’un résident parte seul, ils partent à plusieurs, à quelques jours voire quelques heures d’intervalle. Pernille était donc accompagnée. 

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