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    Noé

    Noé a 3 ans. Il a une leucémie, et vient régulièrement dans le service de réanimation pédiatrique pour des rechutes. Jeune stagiaire, je ne prends pas encore en charge les actes invasifs, je le ferai plus tard. Et le plus tard sera le mieux, parce que je ne suis pas transportée à l’idée de piquer la peau veloutée, d’enfoncer des tuyaux dans une bouche qui cherche à téter. Tout ça me fait grelotter, un effet chaud-froid, plus transie que fiévreuse. 

     

    Il y a une dizaine d’enfants dans le service, je suis référente d’un bambin de six mois, qui est en suite opératoire. Nous sommes toutes référentes (il n’y a que des femmes) de 2 ou 3 enfants (vu mon peu d’expérience, je n’en prends  qu’un seul en charge). Il y a aussi toutes ces couveuses qui sonnent dès qu’un problème apparaît, et sur lesquelles nous nous précipitons pour taper sur la paroi et faire repartir “la mécanique”. Chez les enfants, tout me semble cru et violent. 

     

    Mais malgré cette ambiance qui nous tient “sur le qui-vive”, tous nos regards convergent vers Noé, toutes nos attentions sont pour lui. Il a une référente bien sûr, mais chacune veut son tour, et chaque fois que Noé vient, toutes les puéricultrices se pressent pour être sa référente. La cadre de santé a manifestement des difficultés à faire respecter la fameuse “distance”. Cet enfant attire comme un aimant. 

     

    Qu’est-ce que Noé déclenche ? Qu’a-t-il de plus ? Pourquoi tant de sollicitations ? Quel écho nous transmet-il ? 

    Je ne vois qu’une seule réponse : il est condamné et va bientôt mourir ; il a arrêté de se battre, on le sait toutes (lui inclus) et quelque chose se passe, comme si chacune croit avoir le pouvoir d’enrayer la maladie, veut lui redonner envie, veut lui arracher un sourire, veut gagner un peu de vie en plus pour lui. 

     

    Son box me met mal à l‘aise, l’endroit est envahi de jouets pimpants dont une girafe géante, un camion de pompiers avec une échelle démesurée et un jeu de cubes aux couleurs pétantes... mais Noé n’est plus joueur ; il est fatigué, chétif, le crâne chauve, les joues creuses, les gestes lents, il nous sourit, il n’aime que les histoires qu’on lit ou que ses parents lui content. Le reste du temps, il a tendance à se renfrogner ou à tomber de sommeil (d’ailleurs, je pense que son sommeil nous fait peur). Son père ou sa mère viennent à tour de rôle tous les jours pendant 3 heures, le reste du temps, “il est à nous”. Personne ne dit cela bien sûr mais je l’entends… 

     

    Dans le box à côté de celui de Noé, il y a un petit garçon, vraiment tout petit, prématuré de six mois, 585 grammes, tout juste viable. Il tient dans une seule main, c’est un bébé miniature perdu dans sa couveuse ; nous avons placé tout autour de lui, plein de serviettes roulées pour le caler, c’est dire s’il est menu. Il s’appelle Allan.  

     

    Voilà ce qu’a retenu ma mémoire : d’un côté le box de Noé plein de couleurs vives, des allers et venues turbulentes et un petit garçon qui se prépare à partir dans la cohue, et de l’autre côté, une petite crevette qui se bat comme un guerrier, ses petits doigts boxant le vide dans un mouvement hasardeux. Au-dessus de sa couveuse pend un attrape rêve en plumes et dentelles. 

    Je me souviens avoir pensé qu’il aurait fallu permuter les box, drôle d’idée n’est-ce pas ? J’étais, à l’époque, bien incapable de savoir en quoi intervertir les box aurait aidé en quoi que ce soit, ni d’où me venait cette impression. 

     

    Tous les deux sont bardés de tuyauteries, de fils de monitoring, de bleus. Les yeux de l’un se ferment, ceux de l’autre ne sont pas encore ouverts (et le bonnet leur tombe dessus). 

    Tous les deux se nichent dans les bras maternels, en symbiose, apaisés de retrouver une odeur enfin familière. L’un y trouve un anesthésique, l’autre un dopant. 

     

    Noé est parti en début de nuit, endormi dans les bras de sa mère, puis il s’est décroché. Allan s’est agrippé à la vie comme un kangourou dans sa poche marsupiale.  

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