
Nadège
Nadège a 45 ans, elle est en service de médecine, suite à un abcès au sein qui s’avère être un cancer. Elle a consulté tardivement quand un écoulement est apparu au mamelon, la tumeur est importante, elle a été enlevée mais l’abcès est revenu et le cancer s’est emballé.
J’ai ce sentiment que parfois, la maladie est enragée, entraînant tout de façon impétueuse, comme un torrent au courant corrosif emporté par la gravité, qui mord les berges, empressé de trouver un précipice. C’est un combat à armes inégales qui ne laisse aucune chance, et qui nous laisse à la fois étonnés et pantelants.
Nadège a déjà fait plusieurs allers retours dans les services de médecine, mais cette fois, la situation n’est plus sous contrôle. Elle a des drains qui s’enfoncent dans la poitrine d’où sort un liquide nauséabond. Le pansement quotidien est charogneux, et surtout, on a l’impression que tout le pus que nous enlevons revient au centuple, les pansements se maculent au bout d’une heure, et c’est toute la chambre qui s’imprègne de leur odeur âcre.
Dans ce contexte, on pourrait s’attendre à ce que Nadège soit déprimée, en colère ou au moins angoissée. Rien, elle ne montre que désolation de la situation qui apparaît distante d’elle. Elle dit d’ailleurs à tout bout de champ :
- Je suis désolée.
Parfois, nous nous demandons même s’il s’agit bien de son corps, dont nous nous occupons sans relâche. C’est une façon de déjouer l’épouvante, peut-être aussi d’éviter la souffrance.
Il y a un interstice ou un abîme (c’est selon) entre la réalité insupportable et une autre réalité qu’elle fait sienne, plus confortable et avec laquelle elle peut continuer de penser.
En revanche, son mari est terrorisé pour deux, et c’est elle qui s’est donné la tâche de l’apaiser et de le préparer à son départ. Le médecin lui a dit qu’il n’y avait que peu d’espoir de la sauver ; lui dit qu’elle sait mais qu’elle n’a pas peur. Il vient nous voir régulièrement pour chercher un espoir quelconque, pour trouver dans nos regards autre chose que du morbide, mais malgré nos injonctions à se préparer, il repart en s’accrochant à des petites choses insignifiantes :
- Elle a mangé un yaourt entier ? Excellent !
- Elle a marché dans le couloir ? Formidable !.
Rien de formidable dans tout ça évidemment... Le yaourt était son seul repas parce qu'elle est écœurée de tout, quant aux trois pas, c’est soutenue par un aide-soignant qui l’a plus portée qu’autre chose, et le résultat est qu’elle a été sciée en deux tout l'après midi.
Nadège demande à son mari de continuer à vivre normalement, à travailler, à faire du sport, elle commence à lui dire qu’il doit prévoir de se remarier et peut-être avoir des enfants qu’ils n’ont pas pu avoir tous les deux ; elle essaie de lui dire qu’il est encore temps pour lui d’une deuxième chance. Lui nous raconte tout ça d’une voix monocorde, tétanisé ; il attend qu’on contredise ses dires, il avale sa salive avec difficulté. Je crains qu’il ne se lézarde mais Nadège colmate, étaye et tient son mari.
Nous pensons qu’elle attend que son mari soit prêt avant de lâcher, qu’il ait fait un bout de chemin ; elle ne veut pas partir sans qu’il réalise et qu’il puisse affronter. On la sent à bout de souffle, elle est grise, les yeux en creux, elle s’arrime aux drains et perfusions.
Un soir, sentant venir la fin, j'appelle son mari qui répond être en voyage (un pays éloigné). Il ne peut rentrer que le surlendemain. Je ne suis pas sûre qu’elle va tenir, elle me voit ou me ressent troublée et me dit avec un calme olympien :
- Mais je sais très bien quand il rentre, je l'attends, ne vous inquiétez pas, je ne vais pas le rater.
Presque une blague.
Elle tint bon, il arriva pour des adieux très dignes, il resta auprès d’elle, et elle mourut au petit matin, quand il s’absenta pour aller se chercher un café.