
Melvil
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Melvil a 40 ans. Il était garde forestier, il est handicapé par une jambe abîmée qu’il traîne et le ralentit. Il vit seul dans une petite maison, presque une cahute en bordure de forêt, peu de confort, les toilettes extérieures, l’eau au puits, un poêle à bois pour l’hiver. Finalement, il dit réaliser son rêve: vivre dans la nature avec les animaux, en ermite.
D’ailleurs, lui-même est un animal sauvage, une sorte de Robin des bois, je ne suis pas certaine qu’il soit dans notre siècle.
Ses cheveux sont longs, la barbe pas vraiment taillée, les vêtements propres mais défraîchis.
Il est suivi de loin en loin par la psychiatrie de secteur, car il arrive qu'une sorte de crise mystique l’enferme dans un délire où de simple sauvage, il devient proie, se terre et oublie de manger.
Dans le village où il a ses habitudes pour y prendre un café et son pain (j’apprends plus tard que Melvil est végétalien et ne boit pas d’alcool), le boulanger nous alerte quand il ne voit pas Melvil de la semaine.
La psychiatrie de secteur est un excellent relai pour lui car, bien évidemment, aucune autre alternative n’est possible que d’aller le visiter.
Je rencontre Melvil car je remplace une collègue. Nous nous déplaçons toujours à deux, je le verrai 8 fois sur un mois avec Arielle l’interne.
Il nous regarde du haut de son mètre 95 qu’il a réussi à déplier pour nous accueillir. En prenant de l’altitude, il s’est reculé, je vois un grand qui a peur de son ombre, le regard circonspect et craintif.
Je ne l’oublierai jamais. J’ai devant moi un concentré de bête sauvage dans toute sa noblesse, altier et tremblant.
Je pense au cheval, mais avant que l’homme ne le dompte et l’enferme. Avant que l’homme le rase (la tonsure du renoncement), l’entrave comme un forçat, le parque dans un box où il passe son encolure par une porte fermière à demi ouverte (comme une concierge), l’habille d’un fauteuil en cuir (c’est le comble), le nourrisse de granulés, l’affuble de tresses ridicules et de noms à particules.
L’homme a fait du cheval un serf, un support pour gagner en hauteur, un spadassin, un mercenaire, rien qui soit dans sa nature. Le cheval peut se cabrer mais surtout se brider, se mater, et cette facilité à être dominé a permis à l’homme de se nourrir, d’envahir, de maîtriser, de jouer, de tuer.
J’aime le cheval libre ou redevenu lui-même, avec (je pèse mes mots), sa personnalité.
J’aime la bouche d’où dépassent des brins d’herbe, les naseaux humides de rosée, froufroutant à votre venue, le crin odorant emmêlé de brindilles, la robe faisant voler la poussière après la roulade, les dents riantes, étrillant votre omoplate, la tête posant délicatement ses ganaches sur votre épaule, soufflant son haleine chaude de graminées, de trèfles et de luzerne dans votre cou. Et par-dessus tout, j’aime ce regard scrutateur, inquisiteur, adressé, qui sonde et décèle le changement du temps d’inspiration au centième de seconde, qui trace au loin l’ombre d’un mouvement au millimètre, qui détecte un son furtif, qui réverbère aux autres le moment de détaler.
Une masse tout en muscles de 500 kilos qui mange de l’herbe. Melvil mange des olives, des baies, des fruits séchés, des champignons et du pain, on est pas loin.
Comme le cheval frissonne si une mouche le frôle, Melvil frémit au moindre geste. Sa bouche tremble devant nous comme les naseaux qu’on approche de près. Le poil sent un peu le fauve et le foin.
Melvil est libre mais seul, donc il a peur. Le cheval est en harde, il sait s’organiser, chacun son rôle de dominant et dominé, de meneur, de vigile, de protecteur... Melvil est seul et farouche.
D’après Arielle, Melvil aime bien nos visites, elle n’est pas sûre de sa pathologie psychiatrique. Même si Melvil mange peu, il n’en reste pas moins un grand gaillard plein de vie. Peut-être se nourrit-il du souffle du soleil comme les adeptes du prâna ? Arielle ne me suit pas sur ce terrain là !
J’aime ces visites auprès de ce sage digne d’un écrit de Giono. Nous échangeons sur sa vie dans la forêt, sa proximité avec la vie sauvage, ses rencontres avec les loups et le lynx. Nous ne faisons pas grand-chose, nous nous assurons qu’il a assez de bois coupé, vérifions le séchage des fruits, amenons du pain frais. Il est apeuré et notre présence délie son stress. Au bout d’un mois, il nous dit que tout va bien et qu’il est prêt à reprendre ses habitudes : venir le matin au village, faire la saumure des olives, couper le thym et la lavande.
Melvil n’a pas besoin de soins, mais son isolement génère des peurs médusantes, et il suffit juste de le remettre en mouvement.
Sa vie est on ne peut plus simple, j’ai eu des nouvelles même après mon départ de cette région, ce personnage est assez rare pour marquer une mémoire. Aussi, je fus affreusement triste et dégoûtée d'apprendre qu’il avait pris une balle perdue d’un chasseur comme un animal débusqué qui n’a pu fuir. Rien de bien grave (c’est ce que la fédération de chasse décréta) ; une éraflure à l’épaule.
En réalité, la peur engendra des dégâts intérieurs irréparables. Melvil perdit pied, se laissa mourir, terrorisé par l’extérieur. Rien ni personne ne put lui redonner l’élan pour se relever.
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