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    ISAAC

     

    Isaac est médecin, neurologue réputé de surcroît, mais atteint de la maladie d’Alzheimer. Il a vu ses scanners, mais n’a pas vu la dégradation arrivée à la vitesse de la lumière. 

    Isaac a cru dompter la maladie parce qu’il connaît sa tactique, sa façon d’avancer masquée, de grimer ses dommages, mais elle n’épargne personne et, médecin ou pas, c’est avec la même cruauté qu’elle détruit chaque cellule une à une, qu’elle organise le carnage, posément. Besogneuse, teigneuse, rien n’enraye sa détermination au sabotage. 

     

    Lorsqu’Isaac prend l’autoroute à contresens, il ne pense pas se tromper mais s’arrête sur la bande d’arrêt d’urgence en invectivant copieusement les automobilistes qui passent en klaxonnant. Sa femme et le préfet de police demandent un internement en secteur fermé. 

     

    Isaac est difficile, il n’y a rien de pire que de soigner un soignant. Au début, il nous prend de haut, nous mettant au défi de lui montrer ses analyses prouvant forcément sa bonne santé, cherchant à nous piéger dans l'interprétation des radios, etc. Le tout avec faconde, il sait de quoi il parle, il argumente et peut faire illusion, même si sa logique est fallacieuse. 

     

    Puis, il cherche à s’évader, il dérobe la clé de l’armoire de la salle d'activités et tente de l’introduire dans toutes les serrures, évidemment sans succès. Il trafique les fermetures des fenêtres, il soudoie les agents moyennant promesses financières, pour obtenir une ouverture de porte, il propose de faire des ordonnances de confort à Antoine et Arthur, en espérant qu’ils le laissent passer lors de leurs allées et venues… Isaac est très actif. 

    Il raconte qu’il peut acheter l'hôtel (où il pense être), qu’il en a les moyens (et je crois bien qu’il les a…). 

    Il dérobe un trombone, un ciseau (comment a-t-il fait ?), une cuillère et s’occupe à détériorer l’alarme de la porte d’entrée du secteur. Il tente une insurrection en demandant à ses voisins de table de s’associer à lui pour forcer la porte. Je ne sais pas ce qu’il leur raconte mais les voisins en question prennent feutres et crayons pour aller décorer la dite porte. 

     

    Au départ, assez respectueusement, Antoine l’appelle “le Docteur” mais, au vu de l’énergie qu’Isaac met à ficher le bazar, Antoine perd (presque) son sang froid et nous le surnomme “l’Olibrius”. 

    Le fait est qu’il n’arrête pas une seconde, toujours en action, turbulent, il épuise tout le monde. 

    C’est Agnès, notre ergothérapeute, qui trouve la césure. Elle lui donne des pinceaux, de l’eau, des gouaches, et l'installe devant une toile posée sur un chevalet, elle lui met une blouse et le laisse faire. 

    Isaac est saisi. Au départ, elle se rend compte qu’il peint ce qu’il a sous les yeux : la table et la fenêtre et si elle le change de place, la porte et le buffet. 

    Agnès lui donne alors des photos comme modèles et Isaac se met à peindre comme un forcené. 

     

    Il décroche lui-même une photo de sa petite fille Alison, qui était sur le mur de sa chambre, la pose devant son chevalet, et, pendant plus de deux ans, Isaac peint Alison, encore et encore. Passionné, concentré, enivré, épris comme un amoureux. 

    On voyait régulièrement sa petite fille mais on regarde différemment leur relation. Alison reste des après-midi entières avec son grand père tandis que sa femme et ses enfants ne font que passer, certainement choqués par la détérioration d’Isaac. Alison réagit différemment, elle prend son temps pour que lui aussi puisse prendre le sien, elle montre une patience, une sorte de flegme naturelle. Ils trouvent ainsi à s’accorder sur une lenteur qu’Alison ajuste selon l’état d’Isaac. Nous sommes bluffés. 

     

    La dégradation influe sur la posture d’Isaac ; le dos gibbeux, la démarche peu assurée, les articulations émoussées, mais il continue de venir dans la salle d’activité, il passe sa blouse et tous les jours, il peint inlassablement. Dans le dernier lot de dessins du mois, je remarque qu’il y a une série de portraits d’Alison où l’association des couleurs est particulièrement réussie. 

    Agnès me fait remarquer, en mettant ses productions les unes à côté des autres en respectant les dates, qu’Isaac progresse : je vois bien les dessins enfantins du début et l’arrivée d’un certain style à la fois délié et subtil. C’est contraire à tout ce qu’on sait sur cette maladie. Isaac apprend, s’améliore, ses traits sont plus justes, le résultat est plus gracieux, il y a de moins en moins “d'erreurs" de proportions, il maîtrise les couleurs et la technique. 

    Isaac perd son cerveau, c’est indéniable, on le voit au quotidien. Mais est-ce possible que quelques cellules se battent encore, résistent, voire soient en capacité d’apprendre ? 

     

    Il arriva le moment où Isaac lâcha, et il partit en deux jours, très vite, comme si tout avait été dit (ou dessiné). 

    Nous avons gardé quelques dessins d'Isaac, Alison en a gardé un seul (un des derniers), elle l’a choisi parce que son grand père lui a dit que c’était le plus réussi. 

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