
Irénée
Irénée a 2 filles : Anaïs et Alisée. Atteinte d’Alzheimer depuis plusieurs années, Irénée est grabataire.
Sa démence l'a enfermée dans un monde où plus rien n'existe (enfin, c’est ce que nous croyons, ce qu’il nous est donné à voir) : elle ne parle plus, ne bouge plus, il faut la nourrir et lui prodiguer tous les soins quotidiens. Elle babille un peu, sourit de contentement en réaction à la réplétion ou à un visage animé. Rien de plus.
Pendant toute sa maladie, ses filles sont venues la voir régulièrement une fois par semaine. Elles viennent mais elles croient que leurs visites sont inutiles puisque leur mère ne manifeste apparemment pas grand-chose en leur présence. Anaïs nous a demandé plusieurs fois pourquoi on ne peut mettre un terme à cette vie sans vie : “même un animal serait euthanasié”. Nous n’avons pas grand chose à répondre hormis la loi française ; Irénée est incurable mais elle ne souffre pas, mange volontiers, dort, et ne manifeste pas d’opposition aux soins.
Toutefois, pendant ces visites, elles lui parlent, lui donnent des nouvelles de la famille, lui apportent des douceurs.
Puis, sans que l'on comprenne comment cela arrive, Irénée se met à refuser la nourriture, c'est-à-dire qu’elle tourne la tête à la proposition de la cuillère.
Le personnel soignant est armé pour cette situation dont les règles sont simples. Il est interdit de forcer quelqu’un à se nourrir mais c’est de notre ressort de proposer à chaque fois, en déployant des stratégies gustatives, un environnement aidant, etc. Dans le cas d’Irénée, elle tourne la tête, intentionnellement, devant la cuillère. Nous discutons et échangeons nos impressions ; c’est vraiment un acte volontaire et nous le respectons, en plus pour une fois qu’elle exprime clairement quelque chose !
J’appelle ses filles pour les prévenir de cette évolution ; Alisée me dit prévoir venir bientôt, ne s’inquiète pas et me dit de : “faire au mieux”.
En quelques semaines, nous voyons rapidement Irénée maigrir, dépérir, et nous redoublons les soins spécifiques pour maintenir son confort.
N’ayant pas vu ses filles, je demande aux soignants qui ne les ont pas vu non plus. La secrétaire à l’accueil confirme. Je rappelle cette fois Anaïs pour l’alerter de la situation. Au téléphone, je sens un grand malaise, et demande si tout va bien pour elles deux.
- C’est vrai que ça fait deux mois qu’on n’a pas été voir maman.
Je m'en veux de ne pas avoir percuté sur la concomitance entre l’arrêt des visites et le refus de manger d’Irénée mais je ne savais pas que ses filles ne venaient plus la voir. Je n’émets évidemment aucun jugement mais je me dois de les informer.
- Je vous préviens juste que votre maman se dégrade.
- Oui mais c’est normal dans son état.
Je réfléchis à comment dire les choses. Il ne sert à rien de les culpabiliser, il ne sert à rien qu’elles viennent et surtout pas dans l’idée de refaire manger leur mère ; mais elles doivent venir lui dire au revoir.
Et donc je vais au plus simple :
- Irénée a besoin de vous maintenant.
Un blanc et Anaïs dit qu’elle vient dans la semaine.
Anaïs et Alisée arrivent ensemble. A peine entrées dans la chambre, elles voient leur mère amaigrie, mal en point, s’exclament et s’empressent auprès d’elle. Ce que je vois en ce moment reste gravé dans ma mémoire. Irénée se redresse (déjà ça c’est impossible au vu de son état), d’où lui vient la force de se dresser sur son séant ? Puis elle agite les bras vers ses filles, elle les reconnaît, ses yeux sont clairs et on pourrait dire lucides. Elle s’adresse à ses filles comme si elle avait toute sa tête. Irénée se lance dans un monologue, certes incompréhensible, mais facile à recevoir parce qu’en même temps elle s’agrippe à leurs vêtements. Irénée pleure mais sourit, Anaïs et Alisée pleurent de concert, et tout le monde est enlacé.
Irénée décède dans la semaine.