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    Imogène

     

    Imogène a 31 ans et déjà 3 enfants ; 3 filles (4 ans, 5 ans et 6 ans). Sa devise : “il faut toujours se laisser porter par les événements” et “c’est comme ça que sont arrivées mes filles” dit-elle en riant. Elle a les cheveux roux flamboyant (comme Imogène McCarthery des romans de Charles Exbrayat), tout comme ses 3 filles. Avec ces cheveux orange, elle choisit des tenues avec toujours des couleurs primaires : le pantalon bleu, la chemise jaune, les chaussures rouges. C’est un tableau de Mondrian à elle toute seule. 

    Elle est ingénieure dans une grande entreprise et son compagnon est professeur des écoles. C’est une famille “cool”, toujours dans une forme de légèreté face à la vie. Ils vivent en ville, sortent beaucoup, les enfants font toutes sortes d’activités, une super “nounou” assure les allers/retours de tout ce petit monde. 

    Imogène est ce qu’on peut appeler un “bout en train”, ses blagues sont inénarrables, et les filles adorent quand elle les surprend au réveil du matin déguisée en Minnie Mouse ou qu’elle décide de faire un karaoké en rentrant du travail ou des crêpes à 22 heures. 

     

    Quand Imogène fait “une jaunisse”, les enfants s’écroulent de rire, et son compagnon lui sort tous les vêtements bleus de la garde robe pour “faire la complémentaire”. Ce n’est pourtant pas un jaune appétissant mais plutôt tout le contraire de la fraîcheur habituelle d’Imogène. 

    L’énergie est toujours là mais des pertes de vitesse s’insinuent dans sa vie et de    brusques coups d’épée dans le ventre lui broient la respiration. Elle camoufle l’apnée ou la douleur en couinant, imitant haut et fort de soi-disant cris d’oiseaux. Les filles l'interpellent : “Ah ! la vedette” en gloussant et lui faisant des chatouilles. 

     

    Voilà ce que raconte son compagnon, amoureux fou de cette femme pétulante. Quand on leur apprend que cet ictère est en fait un cancer du pancréas très avancé, ils passent de la frivolité à la férocité de la vie en quelques minutes, devant nos yeux. Plus personne ne songe à s'esclaffer et c’est un plafond en béton qui leur tombe sur la tête. 

     

    Il y avait bien ces nausées, mais elles avaient suscité des blagues sur “le quatrième enfant peut être le garçon ?” 

    Une vie de famille où tout est tourné en plaisanterie, dérision, humour et puis brutalement, la réalité glaçante qui percute le rire, gobe la blague et éteint les yeux. 

     

    Imogène et son compagnon ont parfaitement compris l'inéluctable. Elle a une phase de colère mais pas de dépression : “pas le temps” a-t-elle même dit. Puis le couple réagit de la même façon : “il faut préparer les filles” et pas une seconde ils ne pensent à eux. Cette “préparation” est de courte durée car Imogène doit être hospitalisée rapidement à cause de douleurs qui la tourmentent au point de s’agenouiller en pleine rue.  

    Elle demande un peu de temps avant qu’on “charge” en morphine comme elle dit. Elle veut encore parler à ses filles. Celles-ci viennent la voir, apeurées par l’univers aseptisé. Elles ont toutes les trois tout compris, cela se voit à leur air grave, les sourires ont disparu laissant place à des regards inquiets. 

     

    Je ne sais pas d’où lui vient cette force mais Imogène raconte une histoire à ses filles, toujours la même, avec juste des variantes de décor, de temps, d’âge… “C’est une maman qui aime par-dessus tout ses enfants et qui doit partir très loin parce qu’on a besoin d’elle. Elle ne les abandonne pas parce que tout son amour va rester là, elle ne le prend pas avec elle, elle le donne au papa qui va le garder pour leur donner au fur et à mesure.” 

    Imogène ne se donne même pas la peine de tellement “déguiser” la réalité dans son histoire. Ce qu’elle veut c’est que les enfants posent plein de questions et c’est ce qui se passe. 

    “Et pourquoi elle ne les emmène pas ?”, "on a besoin d’elle pourquoi faire ?”, “et pourquoi le papa il reste ?”, “et comment le papa va faire ?”... Imogène trouve des réponses à toutes les questions avec une patience infinie. 

    Les enfants sont déboussolés parce que l’histoire est sérieuse, et pourtant Imogène mime, fait le pitre. Ils ne sont pas dupes et rient pour lui faire plaisir. 

     

    Leur père prend sur lui, ses traits montrent qu’il ne dort plus mais il ne rate aucun moment important, il les touche, il les enveloppe, il les couve. 

    Vient le moment où Imogène ne parvient plus à parler alors elle invente un jeu où les enfants doivent dire au revoir de toutes les façons possibles. Dans sa chambre, arrivent des dessins, des bonhommes en pâte à modeler, des objets hétéroclites, mais aussi des chansons, des saynètes.   

    Dans le service, certains soignants sont troublés par cette transparence et choqués de cet activisme à tout crin qui rend impossible toute forme de pause, de recueillement, de paix. 

     

    Et puis Imogène s’éteint et même dans ces dernières heures, elle demande à l’aînée d’écrire un “petit quelque chose” pour un ultime au revoir. Aidée par le papa, la phrase arriva à point nommé puisque Imogène eut tout juste le temps de l’entendre dans le creux de l’oreille avant de mourir. 

    C'est une phrase inoubliable, forcément ancrée dans la vie. 

    “Ma maman d’amour, on a compris que où tu seras, tu pourras nous entendre, alors on te raconte et on commence aujourd’hui : papa a appris à retourner les crêpes en l’air ”. 

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