
Gustave
Tête chenue, minois patelin, débonnaire, Gustave est un monsieur taiseux ; chaque mot pèse, chaque syllabe alourdie de sens se confronte à un silence, d’ailleurs une phrase entière est improbable, c'est à l'interlocuteur de faire le travail.
Il parle le plus souvent en patois, ce qui rend les conversations singulières et insolites, d’autant plus qu’il ponctue ses propos de : “oh con !” (on entend “oh co !”) qui semble être une exclamation qui démarre presque toutes ses phrases.
Ancien agriculteur, il ne s’est jamais marié, et il parait que sa renommée de séducteur a fait le tour du canton.
Pour nous, c’est un monsieur qui est un peu ralenti et un peu empoté à cause d’un AVC qui lui a laissé de petites séquelles ; il vient à table seul, il a son couteau pliant antédiluvien qui ne quitte pas sa poche, et avec lequel il coupe le pain, ouvre la bouteille, mange et se cure les ongles.
Il est gentil, son regard est bon, bienveillant. Le soir, sa soupe est incontournable dans laquelle il met des tranches de pain qui fondent et font une bouillie à priori délectable qu’il accompagne d’un verre de vin rouge et ensuite au lit... et le matin, le scénario est le même, il émiette ses biscottes beurrées dans un café au lait devenu une sorte de limon sédimenté, une vase aux yeux jaunes dont il se régale à coup de lampées sonores.
Gustave est souvent souriant et ses yeux en disent plus que ses paroles. Il est maintenant seul, sans famille, sans visite et une de nos aides-soignantes, Aline, s’est prise d’affection pour lui. On nous apprend à ne pas nous lier, à toujours “respecter une distance”, rester professionnel pour ne pas avoir à “gérer” des émotions envahissantes. Pour moi, c’est de la foutaise. On peut être empathique, éprouver de la compassion en gardant cette fameuse distance, mais la compréhension ne peut se faire autrement qu’en s’ouvrant totalement à l’autre qui sent pertinemment cette ouverture... et qui dit ouverture dit émotion, sinon on parle de machine. Bien sûr, j’ai appris à très bien travailler avec cette distance mais alors, que donne-t-on ? On se protège de l’autre mais on ne se protège pas du regret de ne pas avoir rencontré l’autre. Peut être le quotidien est plus confortable avec cette distance mais que dire de ces fins de vie où il ne peut y avoir autre chose qu’une authenticité qui a forme d’osmose, une ouverture physique et chimique.
Aline, par ailleurs très aguerrie dans le métier, prend plus de temps avec Gustave, c’est sa soignante référente ; Aline installe la confiance et elle devient une sorte de confidente. Gustave s’épanche auprès d’elle, il n’est pas loquace pour autant mais de bribes en bribes, elle découvre une vie personnelle très triste. Ce que j’écris maintenant m’a été dit par Aline bien après le décès de Gustave.
Gustave n’a pas du tout eu la vie intime qu’on lui prête, il ne s’est jamais marié et avoue être impuissant (c’est le terme qu’il a employé). Toutes ces prétendues relations féminines sont des “cagades”, des embrouilles montées de toutes pièces. Il dit n’en être même pas l’auteur, “c’est venu comme ça”.
Pour un monsieur si réservé, livrer ce secret enfoui, enfermé, scellé dans une cachette pendant tant d'années équivaut à se faire opérer à cœur ouvert. Après des heures d’anesthésie, une température tombée à 30 degrés et une circulation sanguine extra corporelle ; on suppose qu’après une telle confidence, il se réveille étonné d’être encore en vie.
Aline gardera ce secret jusqu’au bout. Elle me le livra bien après son décès parce que je lui disais que Gustave, sur la dernière année de sa vie qu’il passa avec nous, semblait tranquillisé ; je l’avais trouvé serein, il profitait de sa vie qui filait sans intérêt à priori, mais lui, devait lui trouver un air de liberté retrouvée. Je voulais féliciter Aline de cet accompagnement et c’est lors de cet entretien qu’elle me raconta le vrai Gustave.
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