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    Gontran

     

    Gontran est grand, très grand et mince, un air dégingandé, une sorte d’échalas avec une tête plus petite, démesurée par rapport au corps, tête qu’il lance en avant à chaque pas comme la proue d’un bateau ivre. Les bras semblent trop longs, quant aux jambes, elles le guident avec une certaine hésitation comme si chaque articulation était verrouillée et qu’il risquait de se rompre le cou. C’est un corps embarrassant, on dirait un escogriffe ou une girafe qui cherche les feuilles à la cime des arbres. D’ailleurs Gontran se cogne dans les coins des murs sans que l’on puisse faire la part entre la désorientation liée à la démence ou une étrangeté de la gestion de l’espace. 

     

    Toujours est-il que déployé en marche dans le couloir, il est impressionnant.  On peut le croiser, presque fébrile, poursuivant d’obscures contraintes et obligations qu’il faut honorer de façon imminente, en tout cas c’est ce que nous avons compris ; aucune once d’agressivité d’aucune sorte, juste un homme affairé, probe, honnête, qui veut bien faire. Un chevalier affublé d’une cuirasse articulée brinquebalante, et qui part en croisade dans les couloirs tel un Don Quichotte en goguette. 

     

    Lorsque je fais sa connaissance, il n’a déjà plus toutes ses capacités cognitives, il a été ingénieur, et a eu une vie professionnelle qu’il a aimée, d’après ses enfants. Puis la démence a grignoté peu à peu les synapses, et il ne reste plus qu’une errance “active” ; il vaque à ses occupations importantes et immédiatement perdues, mais il n’en est pas pour autant anxieux, il avance juste préoccupé par un sujet retors ou un objet farceur ; un papier griffonné, un stylo trouvé, une clé perdue, suffit à remplir sa journée.  

    Il ne parle plus non plus, au mieux quelques borborygmes, les mots fuient comme tout ce après quoi il court. Là où beaucoup de patients s’agitent de ne pas retrouver les mots, lui ne s’énerve pas, il se contente de son langage que nous sommes censés comprendre. 

     

    Mais de toute sa personne, c’est son regard qui laisse une empreinte dans ma mémoire ; un regard étrange. Affublés de lunettes comme on en faisait jadis avec des verres épais, ses yeux ne fuient pas comme son corps, mais au contraire, ils interrogent. Ce regard est le regard de l’oiseau tout juste sorti du nid, voulant tout voir, tout savoir avec autant d’appréhension que d’envie. Cette façon de s'intéresser à l’autre est touchante, peut être plus prosaïquement, cherche-t-il simplement à ajuster sa vue... toujours est-il que cela donne au personnage une certaine consistance. Personnellement, je pense qu’il veut donner toute l’attention dont il est capable. 

    Cette faculté de donner son attention dura jusqu’au bout de sa vie, même si elle s’amenuisa avec le temps. 

     

    Après quelques années, il se dégrade, les troubles moteurs cisaillent ses élans, et il se grabatise. Il est en fauteuil roulant ; terminées les errances ? Pas du tout, nous l'emmenons le plus souvent possible en balade ou dans nos tournées de soin, et il sourit de rouler dans les couloirs avec nous presque avec autant d’entrain qu’avant. 

     

    Il nous accueille avec des bruits d’enfant content, un babillage de commentaires, un concert de notes de gorge courtes, comme le font les nourrissons ravis de voir une tête connue. 

    Puis, tout se complique, car ces vocalises perturbent les autres résidents ; comment accepter un tel langage enfoui dans notre mémoire, témoin gênant de notre ancien apprentissage, comment accepter que l’on revienne en fin de vie à des phrases faites de sons, d’essais de sons ? 

     

    Et, de fait, il est plus ou moins cantonné dans sa chambre, il babille tout seul, la musique l'énerve, les présences l’énervent aussi très vite, nous sommes à court d’idées. 

     

    C’est alors qu’Arié, le bénévole qui s’occupe de visiter certains résidents, eut une idée lumineuse, vraiment merveilleuse. 

    Il arrive un jour avec un grand lutrin et un lourd sac à dos. Il place le lutrin près d’une grande baie vitrée, il amène Gontran gazouillant dans son fauteuil, et l’installe en face du lutrin qu’il ajuste à sa hauteur. Il lui prend ses lunettes et les essuie minutieusement. 

    Enfin, Arié sort de son sac le livre de Yann Arthus-Bertrand : La terre vue du ciel. Le livre ressemble à Gontran, trop grand, tellement grand qu’il déborde du lutrin pourtant conséquent. 

    Arié s'assoit à côté de Gontran et se met à tourner les pages, lentement, en regardant son visage pour décoder le moment de tourner la page. 

    Leur complicité est extrême, ils sont dans une bulle bien à eux, Gontran se repaît d’images, les yeux écarquillés. Il n’est pas agité, et même si on sent son esprit en mouvement par les yeux qui n’en manquent pas une miette, et par sa tête qui anticipe la photo suivante, une certaine sérénité l'étreint. 

     

    Nous sommes pourtant là, en retrait, intrigués mais rien ne le distrait des photos. 

    Que se passe-t-il ? Comment ces vues aériennes s’impriment-elles dans ses yeux d’enfant ? Que comprend-il de la distance ? Est-ce simplement de belles images ? Mais auquel cas nous aurions remarqué son intérêt lors des activités photos, ce qui n’a pas été le cas, est-ce simplement de l’émerveillement ? Mais à partir de quel élément déclencheur ? Quel écho ces photos ont-elles eu en lui ? Quel souvenir aurait pu être réactivé ? Et de quelle mémoire parle-t-on ? 

    Par ailleurs, étant donné le degré d’implication de Gontran, nous attendions un verbe haut ou pire quelques éructations d’excitation, et rien de tout cela : Gontran est concentré, rivé aux photos, pas d’onomatopées, pépiement ni couinement mais la bouche ouverte, il aurait embrassé la photo que nous n’en aurions pas été étonnés. Pourquoi cette tranquillité ? Comment de simples images peuvent-elles produire un tel apaisement dans un cerveau embué ? 

     

    Ce moment dure un bon tiers du livre, ce qui est étonnant pour une personne à la concentration filante, puis il renverse la tête sur le dosseret de son fauteuil et s’endort en 2 secondes, repu. 

     

    Dans les semaines qui suivent, l’expérience se répète avec autant de bonheur et de paix, suivie d’un endormissement quasi hypnotique. Une relation intense, douce et respectueuse se noue entre Gontran et Arié. Gontran est tranquillisé. 

     

    Quelques semaines plus tard, la santé de Gontran se détériore, et nous comprenons qu’il va partir. Arié s'organise pour l'accompagner jusque dans ses derniers instants. 

    Lors de cet accompagnement de fin de vie, je me souviens qu’entre le moment où nous avons compris que Gontran a lâché et va partir, et le moment du décès, il se passe plus d’une semaine. Les enfants de Gontran proches de leur père souhaitent “qu’on en finisse”, “que ça ne sert à rien de le faire vivre ainsi”. Et pourtant Gontran est calme, il poursuit du regard, mais il n’émet plus aucun son. Il est en paix. Arié avec notre accord obtient de discuter avec la famille sur la notion du temps à respecter avant de partir.  

     

    Il n’y a pas de règles, mais tant que la personne n’est pas agitée et ne souffre aucunement, pourquoi ne lui laisse-t-on pas prendre son temps ? En substance, Arié leur explique bien mieux que nous, qui sommes des soignants “qui doivent faire quelque chose”, qu’il ne faut pas forcément “faire” quelque chose, mais simplement lui laisser le temps de partir.  

    Gontran est quelqu’un de poli, cela ne se fait pas de partir si loin sans se préparer et saluer tout le monde. Et c’est ainsi que cela se passe : ses enfants réussissent à dire au revoir, les soignantes lui prodiguent les soins de confort au fur et à mesure qu’il glisse et chacun d’entre nous ainsi que son médecin, son kiné, ses voisins de chambre le saluent avant qu’il parte... pour une fois, il ne court pas après une affaire improbable, mais part tranquillement, après avoir dit au revoir. 

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