
Gaétane
Gaétane a 89 ans, elle est chez elle mais a besoin d’aide pour tous les actes de la vie quotidienne et sa fille souhaite, pour plus de sécurité, qu’elle intègre notre Ehpad.
Je vais donc la visiter pour m’assurer de son accord. Tout de suite, je comprends que cela va être compliqué, très compliqué. Gaétane prend grand soin de sa personne et a épuisé plusieurs soignantes à domicile car ses demandes sont minutieuses et interminables.
Elle prévient être hypersensible à tout… mais vraiment à tout.
Elle me sort une liste de ce que je dois savoir et j’écoute Gaétane énoncer : les draps doivent être fins et sans aucun pli, (avec un grand rebord et bordé d’un seul côté), le shampoing rincé avec de l'eau citronnée (dans un bac de coiffeur et pas dans la douche), l’essuyage méthodique en deux passages avec deux serviettes différentes (surtout entre les orteils, derrière les oreilles et dans le pavillon de l’oreille), le lait corporel appliqué tous les matins… (partout mais surtout au niveau des coudes, genou, malléoles, talons qu’on doit masser pendant plusieurs minutes…). Je passe le protocole de Gaétane pour la petite toilette... car je risque de vous perdre.
Elle est allergique à tout ce qui est synthétique, elle n’a que des sous vêtements en soie et des pulls en cachemire... qui ne vont pas adorer passer par notre laverie... (et Annie ne peut pas tout laver à la main). Gaétane passe ainsi en revue tous les détails de ce qu’elle attend de nous. J’évalue à une matinée entière le temps à passer dans la salle de bain pour tout mener à bien (ce qu’elle me confirme !!!). Raffinée, délicate mais épicurienne ; une vraie sybarite.
Je respire un grand coup, et lui dit honnêtement que tout ça ne sera pas possible. Les soignantes ont 20 minutes dédiées à chaque toilette et, une fois par semaine, elles peuvent prendre 45 minutes ; c’est déjà énorme comme organisation d’arriver à faire cela et je ne pourrai aller au delà.
De mon côté, je lui dis clairement ce qui sera possible et ce qui ne le sera pas.
Je suis prête à faire des efforts mais ce doit être des deux côtés.
Nous convenons d’un modus operandi : sa fille lavera son linge ; une fois par semaine, elle aura “la totale” des soins, le reste de la semaine, il faudra que 30 minutes suffisent pour faire le maximum donc ce ne sera pas “parfait”. J’avoue que tenir des comptes d’apothicaire lorsqu’on est à un tournant de sa vie ne me plait pas.
Je soupçonne que la nourriture ne lui conviendra pas également, (elle me dit que si, mais je suis prête à parier que non), puis ensuite me dit : ”A oui je suis allergique…”, suit une liste de nutriments qu’elle énumère mais je n’écoute pas, je pense qu’Arthur va me tuer (même s’il ne craint pas les défis culinaires). Je propose à Gaétane d’amener un petit frigo pour que sa famille lui apporte tout ce que nous ne pourrons pas satisfaire...
Elle apprécie mon “contrat” et nous “topons là”, même si je sais qu’elle fera des récriminations sur tout.
Ce que je n’avais pas mesuré est la lenteur avec laquelle elle fait exécuter tout ça. Nous sommes habitués avec les personnes âgées à la patience pour qu'elles puissent faire le maximum par elles-mêmes. Gaétane n’a aucune envie de participer à quoi que ce soit ; c’est une tortue tatillonne, sourcilleuse et nous devons tout faire. Juste un exemple : l’essuyage, ce n’est pas 2 passages mais au moins 3 avec 3 serviettes différentes, sinon elle a l’impression de ne pas être sèche et “ça ne va pas”. Les soignantes maugréent et entre elles, elles échangent les résidentes à prendre en charge... pour "éviter" Gaétane.
Je pense à l’histoire de la princesse qu’on fait dormir sur une pile de 20 matelas et de 20 édredons en plumes d'eider, sous laquelle a été placé, à dessein, un petit pois. Lorsque le lendemain matin on lui demande si elle a bien dormi, elle répond qu'elle a passé une nuit épouvantable, gênée qu'elle a été par la présence de quelque chose de si dur que son corps est couvert d'hématomes. Cette peau si sensible est la preuve qu’elle ne peut être que celle d'une authentique princesse. Et d’ailleurs, Antoine appelle Gaétane : “Notre Princesse” (parce qu’elle lui a fait changer trois fois l’emplacement de la barre d’appui des toilettes).
Avec le temps, elle n’apprend pas à atténuer ses demandes. Je sais que certaines soignantes soupirent et ont appris à dire “non, ce n’est pas possible” et lors des pauses, le cas Gaétane est souvent mis sur le tapis.
De plus, elle se plaint toujours d’une douleur : un mal de gorge, un mal de tête, une mauvaise position. Nous comprenons que le seuil de sensibilité de Gaétane est réellement hors du commun, ce n’est pas de la mauvaise humeur, ce n’est pas pour embêter, elle n'est vraiment pas bien. Nous essayons, autant que faire se peut, de répondre à ses demandes mais elle monopolise un temps pharaonique pour, le plus souvent, un infime détail.
Un matin, elle nous dit qu’elle a mal au cœur, celui-ci “ne bat pas normalement”, toutes les constantes sont normales, elle réitère plusieurs fois, elle sonne, et l’infirmière appelle le médecin, celui ci se dérange (heureusement), il l’ausculte, ne détecte rien de particulier. L'après-midi, Gaétane ne se sent pas bien, toujours rien aux constantes, le médecin rappelé estime qu’il n’y a pas de raison à un deuxième déplacement. Le soir, elle a mal au cœur et... au bras gauche, nous sortons le grand jeu et l’envoyons promptement aux urgences.
D’après les urgentistes et le cardiologue, Gaétane avait fait plusieurs tout petits infarctus qui seraient passés totalement inaperçus chez le commun des mortels, mais Gaétane avec sa sensibilité personnelle à entendu son cœur dérailler. En revanche, l’infarctus qu’elle a fait en arrivant aux urgences était massif et l’a tuée.
Nous aurions dû l’écouter, nous aurions dû la croire, sans doute cela n’aurait rien changé vu son âge, mais malgré tout, j’ai beaucoup appris de ce défaut d’attention.
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