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    Felicité

    Félicité est une femme minuscule. Ses cheveux crépus se sont tellement raréfiés qu’on voit son crâne au travers (d’autant plus qu’on la domine de deux têtes). Ses yeux semblent plus petits qu’ils ne sont, serrés près du nez, ses mains sont graciles, ses pieds sont tout petits comme les pieds bandés atrophiés d’une chinoise d’antan qui trottine plus qu’elle ne marche. Quand elle se lance dans le couloir, titubante et oscillante, on se fait violence pour ne pas se précipiter afin de retenir cet équilibre si précaire, un courant d’air la balaierait telle une feuille de papier à cigarette… 

     

    Et pourtant, elle est presque centenaire, elle fait sa toilette seule, s’habille seule et fait même son lit. Un début de démence évolue lentement, sous forme de crises pendant lesquelles ce corps fluet, malingre même, trouve en lui une force insoupçonnable. Et, en effet, Félicité a été capable de desceller son lavabo, de dégonder ses persiennes et de vaquer dehors à transporter les chaises de jardin. La première fois (démontage du lavabo) Antoine a dit que comme blague, je l’avais habitué à mieux ; la seconde fois (dégondage des persiennes) il a été témoin de l’énergie déployée et n’en croyait pas ses yeux. 

    Quant à la dernière fois, Félicité a empilé une dizaine de chaises sous l'œil d’Antoine qui attendait pour voir si elle allait vraiment soulever la pile. Il a fallu que je lui lance un coup de coude, pour qu’il se décide à intervenir. 

    Nous avons vu ainsi quelques crises spectaculaires proches de la confusion et nous avons appris les signes prémonitoires et comment les endiguer. Ces épisodes montrent que les apparences peuvent être trompeuses et que Félicité à la force de résister de façon phénoménale (et nous gardons cela en mémoire). 

     

    Elle reste dans sa chambre pour ne pas rater la visite de son fils qui vient tous les jours (il vient le soir mais elle l’attend depuis le matin). Félicité a minuté sa vie. La toilette est à 9h tapante, dès après le petit déjeuner, qui doit être le premier servi. Elle part pour le repas du midi à 11h30 (alors qu’elle ne met que 5 minutes pour y parvenir). Le soir, son fils vient à 17h30 et le dîner est à 18h30. Après l’avoir attendu toute la journée, elle le vire à 18h pour ne pas être en retard au repas… 

     

    Elle est capable de rester sans rien faire, sans lire, sans TV, sans visite, sans occupation autre que cette attente. Malgré tout, il existe un loisir… une attraction qui occupe tout son temps libre : surveiller mon bureau (celui-ci se trouve justement en face de sa chambre). Elle connaît mes horaires, tente de capter des bribes d’informations, s'inquiète de mes absences (même si je la préviens lorsque je pars en vacances). Elle vérifie plusieurs fois par jour si je suis là, si je suis seule ou en rendez-vous, à quelle heure ceci et à quelle heure cela. Elle fait la portière, éteint ou allume mon néon... elle s’occupe. Ce n’est pas dérangeant et cela me donne l’occasion de lui faire des coucous et des bisous en passant quand je la vois, prenant racine sur le pas de sa porte, aux aguets comme une concierge consciencieuse. 

     

    Puis, j’observe (parce que moi aussi, étant en face, je fais ma concierge) que les relations mère/fils s’enveniment. Il en a peut-être assez d’être mal accueilli, ou même mis à la porte et il se rebelle (il est temps !). J’assiste donc, sans le vouloir à de vraies scènes de ménage, il part en claquant la porte, elle pleure, le rappelle, il revient, elle promet, il l’embrasse et le lendemain, rebelote... du vrai mélo dans lequel je vois bien que Félicité veut avoir le dernier mot. Pourquoi ne suis-je pas étonnée ? 

     

    Une année se passe et Félicité est centenaire. Pour son anniversaire, elle nous fait une crise de confusion majeure au cours de laquelle elle se fracture le col du fémur. Nous ne nous en rendons pas compte tout de suite parce qu'elle continue à marcher, avec juste une petite claudication, et va même à l’accueil voir si son fils arrive (promis, c’est véridique). 

    Elle revient de l'hôpital en totale déconfiture, déshydratée, amaigrie, épuisée. Nous nous disons que cette fois, elle va lâcher. 

    Que nenni ! Son fils vient tous les jours et ils reprennent avec brio leur commedia dell'arte, à coup de jet de cruche à eau et d’esclandres bien rodés. C’est toujours le même canevas avec les mêmes reproches, le même désespoir et des jeux de scène ébouriffants. Je suis aux premières loges et j’interviens de temps à autre pour apaiser ces débordements. 

     

    Félicité met du temps à mourir, prise dans le feu de l’action, elle tient tête à son fils qui la tient elle-même en haleine pendant encore une année. J’avoue que son départ pacifia mon coin de couloir.

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