
Emile
Emile est d’origine japonaise par sa mère. Il est né et vit en France. Il a un cancer du poumon avec des métastases à peu près partout. Il est condamné, il doit le savoir mais, même s’il y a un déni, il y a aussi une pudeur à se confier, à parler de l’intime. C’est là où l’on voit l’influence de l'éducation nippone.
La particularité de cette fin de vie est l’odeur dégagée par son corps. Il se passa quelque chose que nous eûmes des difficultés à nommer nous-mêmes. Son corps avait commencé à pourrir mais lui était toujours en vie, les yeux ouverts.
Quand on entre dans la chambre, il nous faut un masque imbibé d’alcool de menthe car tant de relents nauséabonds nous donne des hauts le cœur. Pourtant les soignants sont peu sujets aux dégoûts, ils supportent les vomis, les excréments, les crachats, les urines comme les mères le supportent de leurs enfants. L’authenticité de l’empathie des soignants repose d’ailleurs sur cette acceptation de l’odeur, de la vue sans répulsion, de la même façon qu’on accepte aussi l’état de régression, la dépendance, la détresse de l'autre.
Nous sommes dans cette pestilence, son teint livide s’ombre de vert de gris et devient fuligineux, son haleine putride nous atteint même derrière nos protections.
Cette odeur méphitique, âcre comme si cela avait du goût, racle les sinus, brouille les récepteurs sensoriels. Lorsque nous rentrons chez nous, elle est incrustée dans nos pores et ni la douche ni le parfum ne tarit sa persistance.
Il nous prend de rêver d'une terre bien poreuse mouillée de pluie et qui dégage ce pétrichor caractéristique, au lieu de cela, nous saturons nos muqueuses au menthol, loin très loin d’Emile.
Pendant ces quelques jours, nous sommes avec lui mais avec une empathie impossible puisque nous sommes masqués, chemisés, gantés, chapeautés, en apnée et déjà dehors dans nos têtes, à peine entrés dans la chambre.
Une empathie ne vaut que s’il y a cette acceptation, cette authenticité, alors on peut partager le même silence, l’autre sait si on est avec lui ou pas. Nous ne sommes pas avec Emile.
On se demande s’il se rend compte du problème, on le badigeonne d’eau de Cologne mais il ne doit plus rien sentir puisqu’il est complètement immergé dans ce remugle de moisi. Nous savons qu'au Japon, l’hygiène est primordiale ; la personne ne doit rien sentir, quelques effluves de parfums pour les femmes peut être mais rien de plus (d’ailleurs ils se disent dégoûtés de l’odeur des français qui sentent le beurre rance !).
Nous pensons que la fin de vie d’Emile doit être un calvaire aussi pour cette raison, il ne doit plus se reconnaître. Lui nous regarde toujours. Il devrait être mort, tous ses organes sont atteints, plus rien ne fonctionne hormis ce cerveau qui nous regarde. On suppose qu’il attend quelque chose ou quelqu’un pour tenir ainsi contre vents et marées.
Cet enfer ne dure pas car, incurable, Emile peut être sédaté.
Nous avons été terriblement soulagés de la fin de cet enfer et il fallut nous l’avouer.
Il partit en laissant cette odeur qui nécessita plusieurs passages de bombe désinfectante mais, même après, l’odeur persistait. Antoine me dit que ça ne devait plus sentir et qu’il fallait nous-mêmes qu’on se lave le cerveau, mais au final il décida d’une réfection complète de la chambre.
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