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    Elvis

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    Elvis est un monsieur de 78 ans, grand, maigre, chauve, chez lui tout est osseux ; on voit d’abord sa mâchoire, l’os temporal et les pommettes sur lesquelles roule la peau, puis les saillies des clavicules et les coudes qui percent la chemise lui donnant l’allure d’un épouvantail mal fagoté. L’attache des poignets, étroite, laisse glisser sa montre qu’on retrouve dans le lit mais il tient à la garder ; quant aux doigts, l’annulaire a depuis longtemps laisser filer son anneau de mariage dans les canalisations avant que sa femme ne pense à le lui retirer. 

     

    Elvis a plusieurs problèmes qui se solutionnent (si on peut dire) par deux tuyaux posés à demeure. 

    Le premier est une sonde gastrique car il ne peut plus ni manger ni boire autrement, au risque de s’étrangler. (Il n’a aucun autre repas qu’une “perfusion” nutritive qui est passée la nuit). 

    Le second est une sonde urinaire liée à un dispositif particulier, car ne pouvant passer par les voies naturelles, le tuyau est directement dans la vessie. Cela fonctionne bien mais nécessite une asepsie drastique.  

    Ces tuyaux se clampent pour qu’Elvis puisse bouger. Ces sondes incorporées et permanentes (l’une qui se balance au bout du nez pour faire entrer à boire et à manger, l’autre qui est collée sur le ventre pour évacuer ce qui est passée par l’une), avouez que ça ne fait pas “rave party”. 

     

    Et pourtant, Elvis est habitué à être relié à la vie par ces bouts de plastique, il avait déjà un stimulateur cardiaque, il s’est accommodé au remplissage et à la vidange artificielle. 

    Au bout de plusieurs mois de cette vie factice, Elvis tombe malade, un énième problème mais comme il est nourri, “vidangé” et stimulé, aucun organe vital ne lâche. La situation nous met au pied d’un drôle de mur. Elvis est au bout de ce qu’on peut faire pour lui, on a tiré au maximum tout ce qui était humain de faire et il n’a aucune intention d’être “débranché”.  

    Il faut donc attendre que la machine s’emballe naturellement, si on peut dire. Sa famille trouve tout cela dénué d’humanité, dénaturé, et nous demande instamment d’agir. Comme si la situation ne suffisait pas à être lourde en l’état… 

     

    Donc, nous prenons de la distance avec cette famille, et nous nous rapprochons d’Elvis. Lui ne voit pas de problème, tout accroché à ses tuyaux qu’il est et qu’il surveille d’ailleurs avec une certaine fébrilité. Elvis fait une fixation sur ces “cordons ombilicaux” qui sont devenus sa seule raison de vivre. 

    En plus, nous nous rendons compte qu’il se met à avoir des hallucinations, il sonne car des gens qu’il ne connaît pas, passent dans sa chambre :  

    - Non mais de quel droit, ma chambre n’est pas un couloir ! 

    Puis il se bat avec ces personnes en leur envoyant tout ce qui est sur son chevet... et finit par envoyer son pied de perfusion à la tête des intrus, la sonde étirée s’arrache et c’est un aller retour à l'hôpital pour en remettre une autre. 

    Beaucoup d’énergie dépensée de part et d’autre… 

     

    Nous avons réorganisé sa chambre afin de protéger le matériel comme on a pu mais ces visites inopinées le remplissent toujours du même effroi. Nous avons mis une veilleuse que nous enlevons très vite, celle-ci produit des ombres chinoises amplifiant les hallucinations ; le pied de perfusion devient un monstre inquiétant. 

    Elvis élucubre un environnement hostile ; au bout d'une semaine de ce régime, il est épuisé, il mouline et bat l'air des bras pour repousser ces représentations malsaines. Il en est sûr : une chose lui veut du mal. Ces visions sont des ouvertures hypnotiques vers l'inconnu. Il est fréquent en fin de vie d'avoir des perceptions exacerbées, mais quoi en faire ? 

    C'est sa femme qui trouva le bon ton et le bon moment, elle vient un soir et attendit avec lui ; rien ne se passe et vers minuit, avant de partir, elle lui dit :  

    - Ça suffit comme ça, il faut dormir maintenant. 

    Nous n’aurions pas osé de cette façon. 

    Il est mort la semaine suivante, je ne sais pas ce qui s'est passé dans sa tête. 

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