
Eliette
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Eliette a 104 ans, bon pied, bon œil, même pas sourde, à peine fanée, sémillante et très loquace, elle raconte sa vie (en répétant souvent les mêmes anecdotes) et on sent qu’elle aime communiquer. Elle tente par tous les moyens de nous accaparer, ce que nous faisons de bon gré, car Eliette a beaucoup d’humour, un franc parler et une vie pleine d’histoires d’exode, de rencontres, d’enfant perdu puis retrouvé, de voyages... son talent est certain, elle ménage ses effets, ferme les yeux, hausse le ton, elle utilise les interjections pour nous saisir dans l’histoire... un spectacle à elle seule.
Elle voudrait toujours avoir quelqu’un auprès d’elle, parce que toute cette vie entière à répéter prend du temps que nous ne pouvons évidemment pas lui donner.
Le matin, c’est le défilé dans sa chambre entre le petit déjeuner, la toilette, le lit, le ménage, en revanche l’après-midi, c’est morne plaine. Nous avons quand même organisé des soins tous les après-midi afin qu’elle “voit du monde”. Le lundi et le jeudi c’est le kiné, le mardi c'est le pédiluve, le mercredi c’est la coiffeuse, le vendredi c’est la manucure, etc. Son fils vient tous les soirs avant le repas, lui ne supporte plus “les histoires”, il est saoulé, lassé et l'envoie balader (gentiment mais tout de même).
Le problème est qu’elle ne veut pas sortir de sa chambre, sinon elle aurait d’autres oreilles, d’autres stimuli, mais je pense que les histoires des autres ne sont pas à son goût. Tout juste accepte-t-elle d’aller en salle à manger pour les repas. Nous lui avons parlé de la possibilité d’une dame de compagnie mais elle haussa les épaules. Des bénévoles se sont présentés et l’un d’entre eux vient une heure par semaine. Nous avons bien essayé de lui faire miroiter nos activités de l'après-midi mais elle nous oppose un refus. Nous lui avons demandé si elle voulait participer à l'élaboration de la soupe (Arthur fabrique la soupe commune avec les résidents), elle dit bien aimer la manger mais c’est tout.
- Je ne vais pas travailler, je suis à la retraite.
Nous avons tenté de l'intéresser aux animaux que nous avons pour les soigner, ce fut pire :
Je ne vais pas faire maintenant ce que j’ai fait toute ma vie,
et toc, nous voilà renvoyés dans nos 22 !
Puis, un jour en fonçant dans le couloir pour aller dîner (trop véloce, nous lui avions déjà dit qu’il n’y avait pas le feu), elle fait une mauvaise chute et se casse le col du fémur. Selon le site de fracture, on peut vite se remettre sur pied ou ce peut être plus long. Eliette n’a pas de chance, elle est hospitalisée plusieurs semaines.
A son retour, on entend pis que pendre :
- Je vous l’avais bien dit, je savais bien qu’il ne fallait pas que je sorte de ma chambre.
A partir de ce jour, même si le kiné dit qu’elle peut parfaitement marcher, elle refuse catégoriquement, non seulement de sortir de sa chambre, mais aussi d’aller sur son fauteuil (qu’elle demande qu’on enlève), et refuse de sortir de son lit.
C’est très difficile de raisonner une vieille dame têtue et nos insistances finissent en colères dignes d’une enfant capricieuse.
Le médecin “prescrit” la mise au fauteuil tous les matins mais devant les cris de cochon qu’on égorge pour le simple fait de le lui annoncer, nous battons en retraite craignant d’être accusés de maltraitance. Son fils baisse les bras également et nous voilà embourbés dans une prise en charge à l’envers de ce qu’il faut faire. En même temps, franchement, pourquoi vouloir enquiquiner une centenaire ! Qu’elle reste au lit si ça lui chante ! (De ce jour, Antoine l’appela “Eliette la bienheureuse” du nom du film “Alexandre le bienheureux'' dans lequel Philippe Noiret reste au lit avec, à sa portée, des poulies le reliant au saucisson, à la bouteille de vin, etc.).
Forcément, nous prenons plus de temps pour les soins afin de préserver son état cutané, plus de temps et d’effort pour la porter aux toilettes, plus de temps à l’installer, on lui amène ses plateaux repas mais le problème est l'utilisation de la sonnette. A tout bout de champ, Eliette appelle, et cela va sans dire qu’il lui manque toujours quelque chose. Je vais la voir tous les jours pour passer un moment avec elle, elle m'accueille toujours en disant :
- Ah, je pensais justement à vous !
J’essaie de lui expliquer que la sonnette est réservée pour les demandes importantes. Que n’avais-je pas dit là !
A partir de ce moment, si elle appelle pour qu’on lui remplisse un verre d’eau (elle a devant elle plusieurs verres : un avec du sirop, un avec de l’eau pétillante, et le troisième avec de l’eau plate) et qu’on lui dit que ce n’est pas une urgence (parce que les 2 autres verres sont pleins), nous nous faisons remonter les bretelles :
- Je croyais que c’était important puisque vous me dîtes que je ne bois pas assez ! Alors faudrait savoir !.
Eliette a réponse à tout.
Le temps passe ainsi à courir de sonnette en sonnette, son fils se sent harcelé aussi (c’est le comble) car elle l’appelle au téléphone plusieurs fois par jour. Puis, il arrive quelque chose qu’aucun résident ne nous avait encore fait. Eliette trouve le numéro du secrétariat de l’Ehpad et prend l’habitude de téléphoner au secrétariat pour dire qu’elle a sonné et que personne n’arrive dans sa chambre suffisamment vite.
Honnêtement, respect pour la trouvaille.
En revanche, la secrétaire s’arrache les cheveux, les soignants n’ont plus d’idées, Antoine, toujours radical, dit qu’il peut mettre son téléphone en dérangement.
Eliette continue donc de nous poursuivre de ses assiduités jusqu’au jour où l’alarme incendie se déclenche (Antoine n’y est pour rien). Nous faisons des exercices (auquel cas nous prévenons les résidents), mais, cette fois, il s’agit d’une vraie alarme. Le protocole nous oblige à laisser ce que nous faisons pour courir au tableau des alarmes. Le site présumé se trouve dans les combles ; Antoine n’est pas là et c’est à moi de prendre l’échelle pour grimper au grenier. Le temps de faire tout ce trafic, de vérifier qu’il n’y a rien, de tout remettre en état, il se passe plus d’une heure. Vous allez rire mais pendant ce temps Eliette a appelé les pompiers !!! Que nous avons rassuré entre temps, mais lorsque je vais ensuite voir Eliette, je la trouve en transe, en panique totale :
- Pourquoi personne n’est venu me chercher, pourquoi vous m’avez oubliée ?
Il faut plusieurs jours en nous relayant pour apaiser son angoisse, on laisse la porte ouverte tout le temps, la nuit, on laisse la lumière du couloir allumée et les agents de nuit la trouvent éveillée à chaque ronde. Je ne peux m'empêcher de penser que cette angoisse préexistait avant, que cette présence dont elle avait tant besoin était un rempart contre la peur d’être seule au mauvais moment.
Cette situation dura jusqu’à ce qu’elle s’éteigne, nous étions là.