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    Edmée

    Edmée souffre de troubles cognitifs dus à une maladie d’Alzheimer. Elle ne peut plus vivre seule car sa famille l’a trouvée plusieurs fois en errance dans la rue. Elle se met également en danger chez elle car elle n’y a plus de repères, elle dort sur le transat du balcon, ne gère plus son frigo devenu un fourre tout et laisse le congélateur ouvert. 

     

    Lors de la première visite, Edmée est accompagnée d’une de ses filles, nous n’entendons que la fille en monologue ininterruptible, et il est difficile d’évaluer les capacités d’Edmée. D’ailleurs elle ne tente pas vraiment de s’exprimer, recluse dans sa tête. Sous prétexte de visiter les lieux, je tente de la décoller de sa fille mais celle-ci, tel un moulin, anticipe toutes les questions en me poursuivant. Ce manège dure une bonne heure avec pour seul résultat d’obtenir un vague acquiescement, du genre c’est joli chez vous, “oui cette chambre me plait”, mais rien de bien clair sur ses souhaits. De guerre lasse, nous décidons de prendre cette dame avec nous sans trop savoir où nous allons. Nous n’avons vu qu’un seul de ses 7 enfants et je me dis que si tous sont de la même engeance, nous allons avoir des difficultés à placer un seul mot ; je ne me doutais pas que c’est une seule syllabe que nous n'arriverons pas à placer. 

     

    Lors de son arrivée dans le secteur protégé, Edmée est entourée de 4 de ses enfants, c’est une expérience inouïe. Tous sont après elle, comme des mouches sur du miel, chacun a son avis sur ce qui est le mieux pour leur mère, chacun lui parle sans écouter ce que disent les autres, et ce qui s’ensuit est un enfer de stress. Au bout d’un quart d’heure de cette énergie stérile et tournoyante, Edmée s’allonge sur le lit et tire la couverture sur sa tête. 

     

    Nous nous servons de ce geste pour faire évacuer la chambre. En 30 minutes cette horde familiale a épuisé 2 soignantes pourtant aguerries à la culpabilité familiale, et mit leur mère en mode végétatif. 

    Cet épisode de chahut affectif est discuté sans aucune critique de la part de cette famille envahissante. Le médecin en vient à prendre la décision d’interdire les visites pendant deux semaines afin de permettre d’évaluer la situation d’Edmée. 

    Cela peut sembler rude (notamment à la famille bien que celle-ci soit au bout de ces possibilités de prise en charge), mais cela est radical pour la compréhension de l’équilibre familial. En effet, dès le lendemain, il s’avère qu’Edmée ne cherche en aucune manière ses enfants, elle s’apaise et on peut commencer à proposer une prise en charge adaptée à ses besoins.  

     

    Au bout des quinze jours, les enfants peuvent de nouveau venir et nous nous rendons compte qu’il faut vraiment qu’ils viennent un à un, faute de quoi, c’est tout le stock de Doliprane du service qui va disparaître. Lorsqu'ils sont à 2 ou 3, c’est Disney parade, chacun veut faire entendre sa voix, la tire, la lève, la fait marcher voire même courir (pour qu’elle puisse suivre car il ne leur est pas venu à l’idée qu’ils marchent plus vite). L’un des fils estime qu’il faut à tout prix qu’elle marche et, comme si elle avait 20 ans de moins, lui fait faire le tour à l’extérieur du village. Edmée rentre exténuée, les yeux à moitié clos d’épuisement, après ce qui est pour elle, l’équivalent d’un marathon. 

     

    Une fois ces visites terminées et les enfants partis, le secteur protégé devient le refuge d’Edmée. Elle y retrouve ses marques, sa chambre, son fauteuil, sa courtepointe, sa sieste. Elle participe même à des activités mais lorsque nous racontons à ses enfants ce qu’elle fait, par exemple participer à la cuisine, faire une recette de gâteau, ceux-ci nous rétorquent: “ah mais non, maman n’aime pas les gâteaux" ; ou après une balnéothérapie “il ne faut pas, maman ne prend que des douches”. Définitivement, cette famille ne peut pas prendre en charge leur mère, mais ne parvient pas pour autant à laisser la main aux professionnels. 

     

    Je me souviens qu’une fois, la ramenant dans le secteur après une visite familiale électrique, Edmée me dit: “Mais enlevez moi tous ces enfants là qui sont dans mes jupons, c’est pénible à la fin” (heureusement, le fils partait et n’entendit pas). 

    Tout ce que cette femme avait dû supporter sans plainte ni récrimination est ainsi sorti en une phrase qu’elle ne se serait jamais permise de dire, et encore moins de penser, s’il n’y avait eu la levée de la censure due à la démence. 

     

    Avec un mélange de directives répétées et de cadrages diplomatiques auprès de cette famille, Edmée parvint à vivre plus sereinement. Nous lui avons aménagé des espaces-temps privilégiés où elle est tranquille sans rien avoir à faire, sans obligation de résultat ! Malgré tout, nous sommes inquiets en prévision de sa fin de vie, quand celle-ci arrive, quand nous sentons qu’Edmée décline, forcément les stimulations familiales augmentent. L’équipe est décidée à ne pas se laisser déborder et à assurer à Edmée sa tranquillité.  

    Ce moment s’éternise, le défilé des enfants est ininterrompu, on dirait une file indienne mais ce sont toujours les mêmes qui tournent. Ils ne la laissent pas, ils parlent à son oreille, serrent les deux mains en même temps, aucun échappatoire n’est possible. 

     

    Nous “décidons” que le temps est venu pour Edmée de trouver la paix. Elle est dans son lit, nous tirons les rideaux et chuchotons dès que nous entrons avec eux dans la chambre, par mimétisme, (mais aussi parce qu’ils sentent notre détermination) ; ils font de même et une fois assis près d’elle, personne n’ose moufter, mais ils se relaient auprès d’elle jour et nuit (nous avons un lit pliant pour que les familles puissent rester près de leur parent). 

    On suppose qu’Edmée attend d’être seule car elle part un soir, au moment de la relève entre deux de ces enfants, ils échangeaient dans le couloir, et c’est le moment qu’elle choisit pour partir (la plupart des mourants partent seuls, c’est sûrement plus facile pour se détacher). 

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