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    Désirée

    Dans le secteur protégé des résidents Alzheimer, Désirée est vite repérable ; elle cherche le contact et, pour elle, tout être humain est potentiellement une source de jouissance. Désinhibée, elle veut embrasser sur la bouche, tripoter les fesses, malaxer les seins, mordiller les mains. Il s’agit bien de caresses franches, elle happe à pleine mains toute chair qui passe à sa portée en tendant la bouche grande ouverte comme un four. 

    Elle ne fait aucune différence entre homme et femme, tout est appât potentiel. Elle porte cependant son dévolu principal sur Antoine, notre responsable technique et Alexandre, un jeune aide soignant tout juste sorti de l’école. On vit Antoine, ce colosse d’1m 90, qui n’a pourtant pas froid aux yeux, détaler comme un lapin devant ce petit bout de femme à la bouche bée qui lui courait après. Pourtant prompt à rebaptiser nos résidents, Antoine mis un temps avant que Désirée devienne Andréa Ferréol. Devant nos interrogations, il nous taxe d’incultes et nous dit de regarder “La grande Bouffe”, le film de Marco Ferreri avec Andréa Ferréol. Nous avons donc un factotum compétent, burlesque et cinéphile. Quant à Alexandre, chair fraîche par excellence, il doit développer une patience d’ange à ces contacts rapprochés. 

     

    Antoine a raison parce que l’acte d’incorporer devient prioritaire, et tout ce qui tombe à la portée de Désirée est mis à la bouche, sucé, goûté, mâchonné… 

    Les plantes vertes, les décorations, les crayons, les livres tout y passe et évidemment l’atelier cuisine est le lieu de prédilection de Désirée. Se goinfrer est l’objectif de sa journée. Elle boit à la régalade, l’orange est mangée avec l’écorce, la madeleine avec son plastique, le poireau cru, et même une plaquette entière de beurre est engloutie avec son papier. 

    Chaque repas est pour elle une course contre la montre, elle avale son assiette ou plutôt la gobe, quitte à s'en étouffer et ensuite elle la prend et la lèche pour n’en rien laisser. 

    La toilette est une organisation dantesque. Il faut gérer la proximité (Désirée s’attachant avec avidité aux seins), et l'appétence pour le savon. Evidemment le dentifrice pédiatrique à la framboise est avalé comme une friandise… 

    Désirée ne se contente pas d’absorber, elle commente avec bonheur en disant que c’est bon et que ça fait du bien avec tous les soupirs de circonstance. 

      

    En tout cas, elle est radieuse dans cette espèce d’euphorie, dans cette bulle de bonheur. Il faut juste avoir toujours un œil sur elle pour éviter tout risque d’ingestion malencontreuse, maintenir une atmosphère sereine autour d’elle et veiller à que les autres résidents ne pâtissent pas de ses assauts. 

     

    Au fur et à mesure de sa détérioration, elle se met à manger ses excréments.  

    Comme avec son assiette, il ne reste rien, pas une miette, juste une haleine fétide et des ongles noirs. Ce qui est curieux, c’est qu’elle le fait très discrètement, le matin, le soir, la nuit, aucune trace, nous ne pouvons ni ne voulons la surprendre et surtout, nous cachons cette dégradation à sa famille.  

     

    Son mari vient tous les jours. Désirée est d’un calme olympien avec lui, aucun geste, aucune excitation, même pas un soupir. Elle le reconnaît toujours, va au devant de lui, le regarde avec des yeux souriants, le suit partout et dès qu’il a le dos tourné, Désirée reprend ses activités torrides. 

     

    Le mystère de Désirée est la dégradation de son comportement. Comment ce cerveau, grignoté par la démence, a-t-il pu épargner un peu de pudeur et de décence ? 

    On peut imaginer qu’elle ait pu garder une retenue avec son mari, une sorte de rappel à l’ordre lié à sa présence, comme un réflexe qui perdure quelque part dans un cerveau ensauvagé.  

    Mais, comment expliquer qu'elle ait su préserver l’intimité de sa coprophagie, bien que tout repère de bienséance ait disparu ? 

    La fin de sa vie fut simple mais longue, malgré que nous ayons arrêté tous les traitements depuis longtemps. Son mari vient la nourrir. C’est lui qui, cuillère après cuillère l’emplit et l'apaise. Cette complicité est déroutante car elle est basée sur le remplissage. Il prend son rôle très au sérieux au point de presque nous interdire de lui donner les repas. Il tient à s’en charger et met un point d’honneur à lui faire finir toutes les assiettes. Désirée est pleine comme un œuf à chaque repas, elle éructe avec bonhomie mais comme elle ne marche plus, elle grossit et son mari continue de l’emplir. 

    Nous tentons un “régime” mais il ne veut rien entendre. Elle réussit à partir après un repas, sans hoquet, ni fausse route, juste une sorte de rot de béatitude comme fait un enfant repu.  

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