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    Daphné

    Ancienne libraire, Daphnée vit seule, et passe sa retraite blottie dans son deux pièces avec ses livres. Sa fille nous explique que depuis le décès de son père, sa mère vit recluse. Elle nous décrit une femme très pudique, introvertie,  fuyant les gens qui parlent fort, qui fanfaronnent, qui racontent leur vie. Daphnée revendique sa solitude, rechigne à la vie sociale, mais lit beaucoup, brode, tricote, va au cinéma (seule), fait de l’aquarelle et surtout refuse voyage, invitation, sortie. 

    Progressivement, elle se met à écrire sur les murs, puis à manger la viande  crue et le jour où sa fille l’a trouvée en train de “lire” un livre en le tenant à l’envers, ce qui était le plus grave pour ses critères, elle nous l’amena. 

     

    Entrée dans le secteur protégé pour une démence Alzheimer précoce à 68 ans, Daphnée perd très vite la parole et peine à se faire comprendre. Elle soupire et est dépassée par tout ce qui se passe. Elle nous parle cependant, mais toujours avec le même vocable répété qui ressemble à “ananananana”, ou en écholalie avec nos derniers mots. Ce jargon est appuyé de mouvements de tête, de gestuelles, mais est définitivement incompréhensible. 

    Elle ne veut pas de compagnie et reste dans sa chambre le plus souvent avec des revues qu'elle feuillette compulsivement comme si elle se vengeait des pages devenues illisibles. 

    Un nouveau résident, Albert, également Alzheimer, entre dans le service, et la vie de Daphnée change du tout au tout. Pourquoi ce résident là plutôt qu’un autre ? Aucune idée ! 

     

    Sans que l’on sache comment, on la voit se rapprocher de lui, se placer à côté de lui à table puis lui tenir la main en toute circonstance, puis en quelques jours, elle devient sa compagne. Elle le phagocyte pour tout avec un certain aplomb. C’est un revirement aussi bien pour elle que pour lui. A partir du moment où ils se “trouvent”, leur dégradation se fait exactement au même rythme et leurs troubles sont complémentaires. Elle a perdu la parole mais marche sans problème, lui parle bien mais commence à perdre l’équilibre. 

    Curieusement, il la comprend et traduit ses tentatives de discours, et elle le prend par la main et le soutient. 

    Évidemment Antoine qui n’en perd pas une, raconte à l’envi que nous hébergeons Tristan et Iseult, et que c’est Arthur qui fait des expériences de philtre d’amour sur les résidents. Nous sommes ravis d’avoir un couple dans notre maison, d’autant que dans ce secteur protégé, cela n’arrive jamais. 

     

    Au début, leur idylle notoire contrarie leurs familles qui craignent des ébats et des situations qu’ils ne veulent pas imaginer ; puis au bout de quelques mois, les uns et les autres comprennent que seuls des câlins anodins sont dans leur capacité. 

    Ils sont donc enfin tranquilles. C’est elle qui le retrouve dans sa chambre. Nous leur laissons toute l’intimité possible mais nous craignons beaucoup qu’il ou elle ne se blesse ou tombe dans leurs jeux sexuels, on ne peut plus hésitants. 

    Une fois, nous sommes témoins malgré nous d’une tentative malhabile de douche commune, enlacés et savonnés, ils sont bien prêts à se vautrer et c’est rapidement que nous glissons des serviettes sous leurs pieds avant de refermer la porte. Ils ressortent entiers, souriants bien que non rincés et nous voilà rassurés. 

     

    Malgré tout, leur dégradation se poursuit. Albert se fracture le bassin et nous ne le reverrons pas. Nous tentons d'expliquer à Daphnée, qui a assisté au départ d’Albert en brancard avec beaucoup d’angoisse, qu’il a besoin de soins, ensuite nous essayons de lui dire qu’il ne va pas fort, mais elle n’entend plus rien. Daphnée va passer ses journées à chercher Albert, c’est un cauchemar de voir cette femme pousser les portes, tirer les tiroirs, vider les placards et errer en nous apostrophant de “anananana” sans que nous puissions lui expliquer, ni l’aider. Il nous semble que cette situation dure, puis petit à petit, Daphnée va se détériorer et ne plus chercher Albert. Pour autant, même impotente, son regard s’allume à chaque fois que quelqu’un arrive dans le secteur ou dans sa chambre et s’éteint dans l’instant. 

    Nous ne parviendrons ni à apaiser Daphnée, ni à lui faire oublier Albert, ce qui est le comble pour une malade d’Alzheimer. La fin est interminable, les yeux grands ouverts, elle reste en attente, sur le qui-vive. 

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