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    Bilel

     

    Bilel a 34 ans, il est agrégé de mathématique, sa femme Amina est peintre sur tissu et ils ont un petit garçon de 5 ans, Ahmed. 

    Bilel a un cancer du cerveau. Un midi, en déjeunant avec ses collègues, sans aucun signe avant coureur, il tombe, d’un coup, le nez dans sa blanquette de veau. Aux urgences, le scanner montre rapidement une masse “comme une orange” et quelques jours plus tard, le diagnostic tombe : pas d’opération, quelques mois de vie. 

     

    Bilel s’était juste plaint de migraines ; passer directement d’une banale céphalée à une fin de vie, avouez que c’est sauvage. Le chemin à trouver pour réaliser ce qui vous arrive est un labyrinthe particulièrement pervers parce qu’il est sans issue. Il s’y trouve coincé, comme une souris prise de frénésie, s'épuisant à chercher une échappatoire.  

    Le couple est sonné, assommé, il est impensable de s'effondrer, c’est trop tôt, leur conscience n’a pas encore percuté la réalité. 

    Nous les voyons régulièrement, Bilel continue à donner des cours particuliers, puis il arrête parce que sa pensée a des moments de vide, il perd le cours de ce qu’il dit, il se passe un “blanc”, un “no man’s land”, comme une fracture, puis il revient à lui, comme si de rien n’était. 

     

    Ces épisodes se répètent, Bilel ne peut plus sortir seul et reste chez lui. Amina nous décrit une situation inédite : il regarde la télévision et avale tous les feuilletons à l’eau de rose et les séries américaines en boucle. Elle le trouve le soir, affalé sur le canapé, les yeux rouges, complètement abruti. 

    - Quand je pense qu'il ne regardait jamais la télévision parce qu’il trouvait cet outil avilissant, débilitant, mais que reste-t-il de son cerveau si brillant ? 

    Sans doute pas grand chose, il se rétrécit et perd sa consistance. On ne lui dit pas exactement ça, on lui dit : 

    - Son cerveau est malade, il faut imaginer l’effort qu’il doit produire pour arriver à communiquer. 

    Quelques temps plus tard :  

    - Est-ce que tout ça arrive parce qu’il a trop réfléchi, qu’il a trop travaillé ? que les cellules étaient trop stimulées ? 

    Amina cherche une cause, il faut en vouloir à quelque chose, il faut une raison, mais nous n’avons pas de réponse. 

    - Et qu’est-ce que je dis à Ahmed qui tourne autour de son père pour qu’il joue avec lui, il ne comprend pas pourquoi il est comme ça. Quand je lui dis qu’il est malade, Ahmed me répond que ce n’est pas vrai, si papa était malade il serait à l'hôpital. 

     

    Et justement, vient le moment d’entrer en soins palliatifs, Bilel est agité, il a des troubles de l’élocution et un regard complètement survolté, qui va d’un objet à l'autre, d’une personne à l’autre. Il s’échauffe, il bout, il s’agace pour un rien. Il arrive qu’il se mette en colère et nous envoie balader ; il fait valser mon tensiomètre au travers de la pièce, puis s’excuse, prend mes mains, tremble et pleure à chaudes larmes. 

    Nous voyons Amina et Ahmed tous les jours. Ahmed a maintenant compris la gravité de l’état de son père, il ne le touche pas, il se tient un peu loin, je pense qu’il a peur ; l’enfant est calme autant que le père est effervescent. 

    Bilel fixe le mur et fait des efforts pour porter attention à sa femme et à son fils. On sent qu’il fait ce qu’il peut pour se contrôler. 

    Cette agitation prend une mauvaise tournure parce que maintenant, c’est Amina qui a peur aussi. 

      

    Amina nous avait montré quelques-unes de ses œuvres de peinture et nous lui demandons d’en amener une pour la poser en face du lit, sur le mur que Bilel fixe désespérément comme s’il voulait passer au travers. 

    Amina vient le lendemain avec une œuvre d’art magnifique, nous sommes éblouis. C’est un cadre d’au moins 1m50 de côté, carré, fait de bandes de tissus entremêlées, de couleurs fraîches, mais de façon symétrique, comme un canevas. Chaque bande de tissu passe une fois dessus, une fois dessous, c’est une trame de tricot, mais vu au microscope. 

    C’est génial, merveilleux, sublime et surtout, nous voyons tout de suite l’intérêt pour Bilel. C’est carré, cartésien, mathématique et sensible par un camaïeu de bleu qui se déploie en une vague, une déferlante colorée. Je lui demande : 

    - Quand l’avez-vous réalisé ? 

    - Oh! C’était… l’année dernière. 

    - Et pourquoi celui-là ? 

    - ...Je ne sais pas. 

    Mais quelle intuition extraordinaire ! 

     

    Nous posons le cadre en face du lit de Bilel et nous nous éclipsons. 

    Ce qui se passe est magique et nous met les larmes aux yeux. Bilel est capté, captivé, happé, par les formes ? les couleurs ? Peu importe, son esprit brouillé trouve une forme simple sur laquelle s’accrocher. C’est beau, c’est sa femme, c’est tout. 

    A partir de là, il trouve un calme intérieur, il ne quitte pas des yeux le tableau, il est hypnotisé. Quelques jours plus tard, il part, les yeux ouverts. 

    Quand Amina et Ahmed viennent chercher le tableau, après l’enterrement, ils sont en pleurs. Nous les aidons à le transporter et je demande : 

    - Vous allez le mettre où ? 

    - ...Je ne sais pas, dit Amina. 

    - Tu ne le vends pas celui là, dit Ahmed. 

    - Non, bien sûr que non, on va le garder. 

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