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    Bethsabée

    Bethsabée a 43 ans, 4 enfants, le mari qui va avec, et une attaque d’hémorragie cérébrale. 

    Elle est en réanimation avec un état de conscience proche du néant ; elle ouvre des yeux déjà vidés de vie, elle ne répond à aucune sollicitation et a perdu ses capacités motrices. 

    Le diagnostic est très mauvais, les scanners montrent des lésions comme si des nuages avaient crevé sur son cerveau, une pluie de grêle gangréneuse, des impacts foudroyants pétrissant la matière pour la réduire en amas pulvérulents.  

     

    Le neurologue a prévenu qu’elle n’avait que très peu de temps devant elle. 

    Toute sa petite famille est au courant, les enfants (entre 6 et 13 ans) naviguent entre questions et panique, le père est dépassé par la situation, ce sont les parents de Bethsabée qui, manifestement, gèrent le quotidien. 

     

    Je suis de service de nuit donc je vois Aurèle, le mari de Bethsabée, tous les soirs, il part vers minuit. 

    Et tous les soirs, je vois ce monsieur ravagé, qui erre dans les couloirs sans parvenir à rester auprès de sa femme. Il va de la machine à café à la chambre, n’entre pas, repart vers la machine à café, revient à la salle de soin chercher de la monnaie, puis repart vers la machine à café, ne prend pas de café, revient dans la chambre, entre puis ressort au bout de deux minutes, retourne vers la salle de soin. Son circuit est sempiternellement le même et toujours à la recherche d’une âme compatissante qui le prenne sous son aile. 

    La seule verbalisation que nous obtenons est son horreur de l'hôpital : 

    - Je ne peux pas, toutes ces odeurs, ces murs, ces bruits, ces couloirs, je me sens mal. 

    Le problème est qu’aucune de nous n’a la possibilité de lui accorder toute l’attention qu’il demande. Nous tentons de rester avec lui, auprès de Bethsabée, mais même ainsi, Aurèle ne tient pas en place et ne parvient même pas à lui prendre la main. La psychologue intervient mais nous ne voyons pas d’amélioration dans son comportement et Bethsabée reste là, en attente, sans au revoir possible. Il ne la touche pas, il ne lui parle pas, il tourne en rond dans la chambre en marmonnant une sorte de colère contre la terre entière, des scansions nerveuses qui lui font hocher la tête comme un pantin. Ces griefs lancinants, s’adressent aussi à sa femme puisque nous avons entendu, sans qu’il s’en cache, “qu’elle va lui faire le coup de le laisser.” 

     

    Tout ça ne nous dit rien qui vaille et l’équipe ne se sent pas à l’aise. 

    Finalement, tout le monde tourne en rond. 

    C’est la mère de Bethsabée qui va trouver la façon. Elle venait l’après midi mais  changea pour venir une heure tous les soirs. Elle se mit à chantonner des berceuses, notamment une qu’elle avait dû fredonner dans les premiers mois de la vie de Bethsabée. La voix profonde et mélancolique, oscille en balançant les sons qui s'emmêlent comme une émission de radio brouillée et engourdissent la vue et les muscles. 

     

    Aurèle dit qu’il ne l'avait jamais entendu chanter, qu’il ne sait pas d’où cet air vient, mais en attendant, cette voix l'imprègne comme une torpeur volatile et le tient éveillé dans un état de légère ébriété. Il ne s’écroule pas, il est présent auprès de sa femme, anesthésié mais présent. 

    Ce ne fut pas magique parce que ces quelques moments ne suffirent pas à lui permettre de s’approcher de sa femme pour lui parler. Mais il put rester auprès d’elle relativement calme, en compagnie de la mère qui accompagna sa fille avec cette mélodie élégiaque, jusqu’à l’endormissement. 

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