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    Bertille

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    Bertille est obèse, elle a 79 ans, ses yeux sont rentrés dans des orbites adipeuses, ses doigts engourdis, garrottés par d’opulentes bagues dorées, et terminés en éperons longs et laqués. Elle se maquille tous les jours, consciencieusement, elle peint sa bouche en rouge carmin et s’enduit d’un fond de teint très clair. Elle transpire et le résultat n’est pas heureux, le mastic coule, glisse dans les coins et se fixe dans les rides...Ça lui donne un faux air de sorcière qui va jeter un sort du bout de son ergot. 

    Bertille souffre de polypathologies, elle est en fauteuil roulant mais surtout elle a décidé de ne plus faire aucun effort (excepté pour se maquiller). 

    Elle claironne, plus qu’elle n’appelle, de sa voix quinteuse de fumeuse invétérée pour qu’on vienne approcher un verre, une télécommande, un mouchoir qu’elle peut parfaitement atteindre. Elle préfère donner de sa voix tonitruante, plutôt qu’utiliser la sonnette, qu’elle a pourtant autour du cou, emmêlée dans sa guirlande de colliers. 

     

    Elle est difficile à aimer, sa personnalité est taciturne, acariâtre et elle ne cherche pas à faciliter la relation, sa poignée de main est moite presque visqueuse, elle parle d’un ton rogue, elle postillonne une écume gluante, et on se demande si elle ne le fait pas un peu exprès. 

     

    J’apprends son histoire, et je comprends mieux le personnage. Bertille est fille unique, elle était jolie, ce qu’on appelle un beau brin de fille, une certaine carrure, peut-être déjà une certaine autorité. Elle rencontre l’amour de sa vie, ils programment le mariage avec cérémonie, robe blanche à dentelle, vin d’honneur et réception. Le jour du mariage, le marié fait faux bond, s’enfuit à tout jamais (et elle ne le revit pas). De quoi vouer une haine subite et éternelle à toute l’humanité et surtout à la gente masculine. 

    Bertille ne se remit jamais de cet affront. Elle se noie dans le travail, se transforme en globe-trotter et cours la planète, (rapportant des œuvres d’art de tous les pays visités, qui encombrent maintenant sa chambre), devient tabagique, buveuse de whisky, joueuse de poker, tout pour endiguer la solitude...mais elle s’aigrit, devient bouffie, rougeaude mais aussi cardiaque, diabétique, insuffisante rénale et j’en passe. 

    Je comprends donc pourquoi elle dégouline de haine, et pourquoi elle agresse quiconque cherche à l’approcher.  

     

    Il se passe un moment et je prends une opportunité qu’elle me tend en me demandant si elle peut faire venir dans sa chambre les œuvres d’art qui sont dans sa maison (dans laquelle elle sait qu’elle ne retournera pas). 

    Antoine me fait les gros yeux car sa chambre est déjà envahie de plusieurs bouddhas, d’une déesse à plusieurs bras (Kali ou Shiva ?), d’une statue d’art colombien, et d'une icône orthodoxe. Il appelle sa chambre “le musée” (et Bertille “la brocanteuse") et me demande instamment de ne pas en rajouter.  

    Bertille me fait une liste exhaustive beaucoup trop longue et je lui demande de numéroter les éléments dans l’ordre de préférence car nous ne prendrons pas tout. Je me fais incendier comme il se doit, et nous partons, Antoine et moi, à son ancien domicile. Sa maison est une succursale du Louvre, nous sommes éblouis par tous ses chefs-d'œuvre. Comment cette femme mordante, acrimonieuse, a pu aimer toutes ces beautés ? 

     

    Antoine accepte l’idée de mettre une des étagères dans sa chambre afin d’y placer ces œuvres : 

    - Au moins, dit-il, on ne shootera plus les bouddhas.  

    Il lui installe tout ça la semaine suivante, (entre-temps elle l’avait copieusement traité de fainéant). 

    Évidemment, elle ne dit pas qu’elle est contente, néanmoins, c’est le défilé dans sa chambre pour voir ses statues, ses tableaux, ses livres reliés, et elle, infatuée, enflée d’arrogance, ne boude pas son plaisir. 

     

    Cette entrée en matière permet de pouvoir échanger sans déclencher des foudres d’invectives. Toutefois, elle continue son cinéma, notamment lorsqu’elle arrive en salle à manger, goguenarde, peinturlurée comme une gourgandine, dévisageant l’assemblée, et annonçant avec gouaille à la cantonade : «â€¯c’est quoi tous ces vieux ? ». Du vitriol. 

     

    Peu à peu, un semblant de relation s’installe. Elle pose beaucoup de questions sur le fait qu’elle ne veut pas souffrir, elle a rempli des directives anticipées, et je l’assure que nous ne pratiquons pas d’acharnement. Elle me demande aussi du papier pour écrire son testament qu’elle garde dans son armoire. En même temps qu’elle fait toutes ces démarches, nous sentons son agressivité s’amenuiser, et une angoisse s’installer comme si l’une était corrélée à l'autre. 

    Et de fait l’agressivité lui sert de rempart, elle doit trouver que c’est plus facile d’attaquer ; en battant en retraite, elle perd son bouclier et se fragilise. 

     

    Les semaines suivantes, elle se met à utiliser la sonnette et vérifie que nous sommes bien là. Cette femme si cassante devient souffreteuse, elle implore et tremble devant sa fin de vie qu’elle perçoit imminente. 

    Il se passe quelques jours où nous passons beaucoup de temps à la rassurer, puis elle fait un AVC important la laissant amorphe, paraplégique. Le médecin prescrit les patchs de morphine et elle part en deux jours. 

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