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    Barnabé

     

    Barnabé a 70 ans, le visage buriné par les intempéries, les coups de chaleur, et sans doute, les tempêtes intérieures. Il maniait le marteau piqueur, et faisait le goudronnage des routes sans les protections adéquates d’aujourd’hui. 

    Des rides sillonnent son visage en ayant déformé les traits d’origine ; il y a notamment une ride entre les sourcils qui balafre son front, mais d’un seul côté comme s’il avait pris un coup de couteau. Sur ses joues est gravée l’expression de l’effort sous forme d’estafilades qui sont autant de fêlures. Il est jeune pour être en maison de retraite mais il est éreinté, éteint, atrophié par ce métier qui l'a rendu sourd. 

    Ses articulations, ses mains, ses genoux sont déformés par le labeur, tous les rouages sont enrayés, et chaque mouvement est un calvaire. Il marche d’ailleurs précautionneusement, il est lent pour tout. 

     

    Barnabé n’a plus sa femme mais a deux enfants ; un fils, Adrian, et une fille, Anna. Avant son entrée en maison de retraite, il a divisé ses biens ; la maison a été donnée à Anna (qui y habite), et Adrian a eu des terrains constructibles. En échange, les enfants s'étaient engagés à subvenir à ses besoins au décours de sa vieillesse. Si nous avons bien suivi, la maison n’était pas un cadeau car elle a nécessité des travaux importants pour qu'Anna puisse y habiter. Adrian a vendu les terrains. 

    Jusque là, rien ne nous concerne... mais voilà ! Adrian revient sur la décision et demande une part de la maison ; il dit porter le nom de la famille et cela justifie que la maison lui revienne. L’embrouille arrive, puis quelques remarques cinglantes plus tard, c’est la crise, et le fils coupe les ponts avec père et sœur. 

    Toujours rien qui ne nous concerne.  

    Barnabé n’a plus d’autres visites que celles de sa fille et nous apprenons que les enfants participant au paiement de la maison de retraite de leur père, c'est maintenant Anna seule qui prend toute la charge (Barnabé ne sait rien de cet état de fait). 

    Nous ne nous mêlons jamais des histoires familiales et celle-ci ne fait pas exception. 

     

    Il se passe 2 ans et nous remarquons que Barnabé commence à avoir des troubles de l’humeur. Il incendie Anna, lui dit qu’il n’aurait pas dû lui donner la maison et qu’il veut voir Adrian (qui ne veut rien savoir et ne parle plus à sa sœur, mais nous pensons surtout qu’il ne veut pas payer sa quote-part). Quant à Anna, elle nous dit que toutes ses tentatives pour reprendre contact sont restées vaines. La famille est déchirée. 

     

    Nous observons que Barnabé se place tous les matins sur un siège à la porte de l’Ehpad, et attend… toute la journée. Dès qu’un homme arrive, Barnabé le dévisage, il attend Adrian. 

    Un matin, il me fait demander: 

    - Je veux que vous appeliez mon fils, je veux le voir. 

    - Vous voulez que je vous le passe au téléphone ? 

    - Non, vous lui demandez de venir (Barnabé est sourd). 

    - Il ne viendra que s’il le veut, vous le savez bien. 

    Barnabé ne veut rien savoir. Après discussion avec l’équipe qui trouve qu’il ne va pas bien du tout, je tente l’appel. 

    Au téléphone Adrian est très clair :  

    - C’est terminé, je ne veux pas lui parler, je ne veux rien savoir, je ne veux même pas être prévenu quand il mourra. 

    J’avais déjà essuyé ce type de violence, mais j’ai été émue par l’injustice de la situation pour Barnabé, et Anna qui continue de payer seule, sans mot dire. 

    J’ai dit à Barnabé que son fils ne voulait pas venir, il m’a entendu mais ne m’a pas cru... et à poursuivi ses attentes à l’accueil de l’Ehpad, en se tordant le cou vers la rue. 

     

    A partir de ce moment, nous savons qu’il faut nous attendre à une fin de vie longue et éprouvante. Barnabé attend, attend, et attend encore ; il se fâche avec Anna à chacune de ses visites, celle-ci garde bonne figure devant lui, puis part en pleurs. 

    Il faudra des années pour que Barnabé finisse par partir dans un état épouvantable, halluciné (il voyait Adrian dans chaque agent ou visite masculine) n’ayant plus toute sa raison, délirant, mais toujours avec le même leitmotiv : « revoir son fils, que nous n’avons jamais revu ». 

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