
Balthazar
Balthazar est une personne peu sympathique. Alcoolique, il a battu sa femme et ses trois fils pendant des années avant que celle-ci ne parte avec ses enfants. Nous ne verrons jamais cette femme. C’est un des fils, Anicet, le seul qui vient voir son père, qui confie les raisons de l’absence de visites de ses frères. Balthazar était un prédateur envers sa femme et un tortionnaire avec ses enfants.
Resté très agressif, Balthazar est atteint d’Alzheimer et est placé en secteur protégé. Il dit haut et fort qu’il connait des gens et qu’il n’en restera pas là. La maladie prend vite le pas sur sa superbe. Certes, il arpente toujours les couloirs avec sa canne en avant, comme un escrimeur prêt à l’affrontement, mais il oublie pourquoi et, comme il oublie tout, Balthazar en devient plus dangereux, prêt à frapper sans indices précurseurs, hormis la lumière torride de ses yeux.
Nous ne lui tournons jamais le dos et nous avons appris à reconnaître le déclenchement d’un épisode d’agression. Ses yeux deviennent noirs, se rétrécissent et entrent en fusion. Je sais, ça ne vous dit rien, mais c’est ce qui se passe et à ce moment précis, il faut l’isoler et se sauver (au sens propre).
Cette lumière incandescente change ses yeux, comme un souffleur de verre qui prend la pâte chauffée pour l’étirer, le noir des yeux de Balthazar file, s’arque, se tend et augure la “crise” ; il prend sa canne, ou tout autre objet contondant à sa portée (une lampe, une bouteille d’eau…) et cherche à frapper.
La canne est son ustensile préféré mais nous ne pouvons l'enlever sans lui enlever la station debout, donc on fait attention.
Avec la dégradation, Balthazar devient moins efficace, les yeux donnent toujours l’alerte, moins aiguë, juste le noir des pupilles qui se réverbèrent mais il n’y a plus de violence possible, la canne ne vole plus très haut et retombe vite, tout comme son élan “va-t-en guerre”. En revanche, c’est la main dont il faut se méfier, elle part facilement mais il vise beaucoup moins bien, et nous pouvons maintenant l'intercepter.
Son fils Anicet vient tous les 15 jours, il est discret, il connaît nos difficultés, et, au début, ne sait pas trop comment se comporter avec nous.
- Je suis désolé que papa soit comme ça (il l’appelle papa devant nous aussi).
- Mais vous n’êtes pas responsable, et ne vous inquiétez pas, on veille sur lui.
- Oui, je sais, heureusement que vous êtes là parce que nous, on ne pouvait plus.
- Bien sûr, vous avez bien fait.
Il faut le rassurer à chaque visite.
Anicet nous parle souvent, sans dévoiler toute son enfance, il se confie un peu en disant que ”ce n'était pas facile”. Mais ce qui m'étonne, c'est la relation qui commence à se nouer entre le père et le fils. Balthazar reconnaît son fils, il ne l’identifie pas comme son fils, mais comme quelqu’un qui lui est familier.
Balthazar écoute Anicet. Je le remarque parce que jamais, au grand jamais Balthazar nous écoute pour quoi que ce soit, à le croire autiste et sourd. Avec Anicet, tout se passe comme s’il force son attention ; il faut dire qu’Anicet est aussi doux que son père est violent.
Je me suis dis que, peut être la façon d’être d’Anicet, sa voix feutrée, sa posture rentrée, la précaution qu’il porte à toute chose, la retenue de ses gestes induisent un bruit nouveau chez Balthazar.
Balthazar, lui, n’a rien changé à son comportement, toujours les mêmes yeux qui se noircissent, brillent étrangement et amorcent la main offensive.
Mais avec son fils, il se pose.
Quant à Anicet, cette humeur “presque” paternelle, l’émeut énormément. Il part souvent les larmes aux yeux.
- Je ne sais pas pourquoi maintenant, mais papa est avec moi, je ne le reconnais pas, je ne sais pas quoi penser.
- Ne pensez pas et profitez du temps que vous vous donnez tous les deux.
- Oui, mais c’est difficile parce que moi, j’ai ma mémoire, ce que maman a enduré avec lui, si vous saviez…
- Je ne sais pas ce qui est oublié et ce qui ne l’est pas, mais là, il est avec vous.
- Oui, c’est terrible tout de même.
Anicet aimerait se laisser aller avec son père mais n’y parvient pas.
Toutefois, dans les derniers jours, il me demande s’il peut rester auprès de lui, nuit et jour. C’est possible, bien sûr, nous avons un lit pliant à disposition des familles pour ces situations. Anicet va ainsi passer 4 jours et 4 nuits avec son père et nous. Nous lui laissons notre salle de douche le matin, et des repas lui sont servis au salon.
Je ne sais pas ce qui s’est passé entre eux pendant ces dernières heures, nous ne les avons pas interrompus. Je pense qu’Anicet a aidé son père à lâcher prise grâce au calme qu’il lui a transmis.
J’ai été éminemment touchée d’avoir assisté à ce don, à ce pardon, d’autant plus précieux qu’il était singulier.
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