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    AVA

     

    Ava est démente, ayant vécu de longues années en Afrique, mariée à un haut fonctionnaire au moment d’un certain colonialisme, elle a conservé des attitudes incroyables d’un autre âge.
    Elle pense être environnée de “boys” à son service, vivre dans une demeure avec des terrasses aux rambardes ajourées sur lesquelles des fauteuils à bascule attendent devant une table basse où sont servis, thé glacé et fruits exotiques, à moins que ce ne soit dans un grand hôtel à colonnades où le lit à baldaquin est auréolé d’une moustiquaire blanche comme un voile de mariée.

    Elle s’exprime avec des intonations condescendantes et des expressions consacrées, sûrement maintes fois répétées. Sa gestuelle sophistiquée ponctue ses envolées lyriques qui, dans le contexte actuel, sonnent de façon parfaitement ridicule. Son cerveau endommagé est resté là-bas, un arrêt sur image au temps « d’Out of Africa » de Karen Blixen (c’est ce qui me vient à l’esprit, mais Antoine, qui n’est pas en reste, pense plutôt à “Tintin au Congo” ; c’est au choix).

    Le problème est qu’elle ne supporte pas, ne serait-ce qu’une petite incursion dans le présent, il faut donc trouver des astuces et des parades pour la prendre en charge. Nous la laissons faire sa grasse matinée quotidienne avec son petit déjeuner au lit, mais à un moment il faut quand même “y aller”. Les soignantes savent s’adapter et sont inventives, afin de la faire lever, se laver et faire le lit, elles arrivent dans la chambre en annonçant haut et fort : “service d’étage, on vient prendre le plateau”, ou alors « service du pressing, avez vous du linge ? ».
    Tous les jours, Ava nous entraîne dans des histoires de safari, de soirées  déguisées, de galas alcoolisés, de mondanités douteuses.

    En se dégradant, elle perd sa motricité, mais conserve en tête toute le lucre et le lustre de cette vie d’avant. C’est une curiosité de voir cette femme physiquement amoindrie, délabrée même, conserver une mémoire vive, intacte mais cristallisée dans une période rêvée. Du fond de son lit, elle pense être dans son “rocking chair”, ventilée par des “boys” agitant nonchalamment des palmes, elle sent la brise chaude et l’odeur des mangues. Quand on lui fait sa toilette, ce sont des massages, quand on la nourrit, c’est pour lui faire goûter les nouveaux plats du restaurant, quand sa fille vient, c’est la visite du notable local.
    Quant à Amy qui a trouvé le lit moelleux et se tient à ses pieds, peut-être est-ce un félin apprivoisé ? En tout cas, Ava l’appelle Léo et Antoine soutient que c’est le diminutif de léopard.

    Dans ce contexte, elle n’éprouve aucun désir de nous quitter et le temps s’écoule au gré d’histoires rocambolesques. C’est tout le problème des fins de vie où la personne n’a plus la possibilité d’envisager une quelconque issue. Elle est dans un monde idéal, l’illusion est parfaite, tout va bien et pourquoi vouloir autre chose ?
    De plus, il n’y a pas de communication avec une famille investie auprès d’elle.
    En effet, lorsqu’Ava a quitté la France pour suivre un de ses nombreux maris en Afrique, elle a laissé ses deux filles en internat dans des écoles, certes prestigieuses, mais sans aucune nouvelle de leur mère, tout juste un envoi d’argent pour Noël et surtout, rien à quoi ces enfants auraient pu se raccrocher.

    Ava rentra en France et ne s’en préoccupa pas davantage ; elles étaient, soi-disant, pris dans leurs études supérieures, l’une en grande Bretagne et l’autre, je ne sais plus où. Elle, pendant ce temps, était sur la Côte d’Azur, dans un rôle de dilettante, dilapidant la fortune des précédents maris. Il ne pouvait y avoir d’autres liens entre elles qu’une rancune rencognée, une amertume embusquée.
    Nous ne la jugeons pas. De quel droit ? 
    Nous n’éprouvons ni pitié, ni aucune émotion d’ailleurs. Nous sommes justes étonnés de sa résistance, sa peau est saine, elle mange (on la fait manger) juste ce qu’il faut pour vivoter. Son monde est, en revanche, riche d’événements, de senteurs, de visions qui la contentent et la ravissent.

    Ce n’est donc pas étonnant qu’au moment où elle aurait dû partir, aucune proximité filiale n’est perçue de part et d’autre qui puisse orienter une émotion, atténuer l’illusion, projeter une sortie. 
    Ava va rester avec nous longtemps, d’aucuns diront trop longtemps. 

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