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    ARMAND

     

    Armand est un grand gaillard, râblé, charpenté ; on sent que ce corps a œuvré, porté, construit, érigé. Les muscles sont encore robustes, ligaments et tendons ont conservé leur puissance, le cou est massif, les pectoraux saillants et il dégage de lui une sorte d’épaisseur rassurante. 

    Ancien conducteur d’engins du BTP, il est familier des tractopelles, bulldozer et autres machines d’acabit conséquent.  

     

    Le problème est qu’il a une démence, et que démence et passion de la mécanique, cela ne fait pas bon ménage. 

    Armand n’a de cesse de dévisser, serrer, tordre, boulonner et tout est par principe démontable. Sa chambre est son atelier et il commence par son lit. Un matin, on le trouve au ras du sol, il a enlevé les lattes du sommier et dévissé des montants tant et si bien qu’il dort au milieu d’un jeu de Meccano™ éparpillé en tout sens. Antoine, le responsable technique, s’arrache les cheveux, il a le don pour rebaptiser nos résidents et Armand devient son Attila. Quand on installe Armand au salon, on prend garde à l’asseoir éloigné des poignées de portes, des fenêtres, de la bibliothèque, on fait un “no man’s land” autour de lui. Malgré tout, il s’en prend au fauteuil roulant du voisin qui voit ses accoudoirs, ses cale-pieds, son appui-tête disparaîtrent, heureusement les vis et les écrous sont retrouvés soigneusement rangés dans ses poches (une chance qu’il ne les porte pas à la bouche). Tous les jours, Armand nous fait une surprise, Antoine répare, soupire et répare encore. 

     

    Nous lui avons trouvé un jeu de construction qu’il a massacré en un temps record mais rien ne vaut la vraie vie et particulièrement les robinets, cet ustensile magique. Tous les robinets sont des attractions de choix : celui du lavabo, de la douche bien sûr mais par dessus tout le petit robinet de la chasse d’eau, petit, l’air de rien, mais grands effets, il se dévisse discrètement et provoque une fuite puis une flaque puis une inondation. Armand est triomphant. Antoine un peu moins... il demande des jours de congé. 

     

    Avec le temps, peut être fatigué d’avoir tout déglingué, Armand change son centre d’intérêt. Les soins se complexifient car sa force n’est plus utilisée pour vaincre des objets résistants, mais pour vriller nos poignets et démonter nos épaules. Impossible de lui expliquer le bien fondé du changement de chemise et encore moins l’intérêt du gant de toilette. 

    Le matin, le lit se transforme en champ de bataille, il faut faire les soins à 3, une qui trouve des diversions pendant que 2 soignants équilibristes font une toilette de chat. 

     

    Cette frénésie dure jusqu’au bout. Armand a une fille, leucémique et chétive, celle-ci ne pouvait que s’affaisser devant lui, n’exprimant que désolation et abattement. Nous étions donc seuls et impuissants. Une personne consciente peut entendre que l’heure est venue de lâcher, mais quand cette personne est démente, seul un proche peut partager ce lien. Armand a une fin de vie qui s'éternise plus que de raison. Il ne souffre pas, mais sa vie délitée ne rime plus à rien. Il mourut cependant dans nos bras, éreinté, étiolé, ayant perdu sa superbe et épuisé toutes ses forces. 

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