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    ARIANE

     

    C’était pendant mon service de nuit dans un grand hôpital ; des étages et des étages de bruits étouffés et de bips colorés.
    J’ai un étage entier sous ma responsabilité, une fois finie la première tournée, il est déjà temps de recommencer la suivante et ainsi de suite jusqu’à la relève. Donc je cours, je n’ai pas le temps de connaître les patients, juste leur pathologie de façon succincte, les horaires des prises de constantes et les soins à prodiguer.
    Ariane est donc une pathologie ; un cancer généralisé métastasé, elle n’a pas 50 ans. Je ne sais rien d’autre, il est juste noté de ne pas la ranimer, de surveiller les constantes et suis un numéro en cas de décès.
    Et à chacun de mes passages, Ariane, éveillée, a ses yeux énormes dardés sur moi.
    Elle n’a absolument pas idée de sa fin car elle me demande :
    - Vous savez, vous, où en sont mes résultats d’examens ?
    - Le médecin n’est pas venu vous voir ?
    - Si, il m’a expliqué mais je n’ai pas compris, il parle tout bas.
    Et donc, me voilà avec un magnifique déni.
    J’ai 4 nuits de suite pour tenter quelque chose. Je sors ma botte secrète :
    - Est-ce que vous rêvez ? Vous vous souvenez de vos rêves ?
    - Ah, non, je n’ai pas même pas l'impression de dormir, non, je ne crois pas, je me vois, mais en vrai, retrouver mon travail par exemple.
    – Mais vous vous sentez en état de retourner travailler ?
    - Pas maintenant, mais j’espère bien que je vais aller mieux.
    Je n’ai absolument pas le temps de m’attarder davantage.
    Au tour suivant, Ariane est toujours éveillée, les draps bruissent doucement parce qu’elle veut s’asseoir. Je l’aide parce qu’elle est trop faible, je fais attention à tous les tuyaux qui la sanglent et la ligotent, et une autre idée me vient :
    - Vous savez à quoi servent tous ces tuyaux, cette sonde, ce drain ?
    -ARIANE C’est pour des médicaments ?
    - Non, il n’y a pas de médicament, sauf la perfusion où il y a de l'eau. Les autres, c’est pour évacuer.
    - Évacuer ?
    - Oui, évacuer.
    - Ah bon.
    Fin de la première manche.
    La deuxième nuit, toujours pas de rêve (ça ne marche pas à tous les coups), et je pense qu’elle s’est vraiment claquemurée. C’est une citadelle avec douves infranchissables, remparts crénelés et tours à mâchicoulis.
    Elle m’accueille avec un sourire :

    - Vous aviez raison, c’est bien pour évacuer.
    - Et qu’est-ce qu’ils vous ont dit précisément ?
    - Que ce sont de mauvaises cellules qui partent.
    - Des mauvaises cellules ?
    - Oui, je crois, donc c’est bien, quand elles seront parties, ce sera plus sain.
    - Vous croyez qu’elles vont juste partir comme ça ?
    - Je ne sais pas, oui pourquoi pas ? De toute manière, il faut que je prépare un congrès pour mon patron, je dois être remise d’ici quelques jours, quelques semaines, tout au plus.
    - Alors, il faut arriver à dormir pour ça non ?
    - Oui, je vais essayer.
    Le passage suivant, Ariane ne dort pas.
    - C’est vrai que c’est bizarre que je ne dorme pas.
    - Vous devez vous assoupir de temps en temps, mais ce n’est pas du sommeil
    réparateur.
    - Pourquoi je ne dors pas comme avant ?
    - Vous devez avoir quelque chose qui vous préoccupe et qui vous en empêche.
    - Sans doute.
    - Mais il faudrait trouver ce dont il s’agit.
    Pas de réponse.
    La troisième nuit, il y a du sang abondant dans les drains. Elle est faible, sa voix est un chuchotement.
    - Ce ne sont pas des mauvaises cellules, n’est-ce pas ?
    - Si, et elles sont tellement mauvaises qu’elles font saigner.
    - C’est grave ?
    C’est là où n’importe quel soignant va dire :
    - A votre avis ?
    Mais le temps est précieux et compté alors je dis :
    - Je crois oui.
    Mais Ariane a de la ressource. Elle soupire :
    - Ah, j’avais bien besoin de ça en plus !
    Quand ça ne veut pas, ça ne veut pas.
    La quatrième nuit, elle est dans le brouillard, elle n’est pas comateuse mais engourdie et je pense que je ne la reverrai pas. Lors de ma dernière tournée, je me penche vers elle :
    - Je vous dis au revoir.
    - Pourquoi ?
    - Je suis en repos pendant 4 jours, je ne reviens qu’après.
    - Alors bon repos, à dans 4 jours.
    Quatre jours plus tard, elle est toujours là. Elle m'accueille avec un grand sourire :

    - Je suis contente de vous voir, moi je vais mieux.
    La tension frise à peine 8 et je ne peux pas avoir la minima.
    - Votre tension est très faible.
    - Ah ?
    Elle ne demande pas combien.
    Je n’aurai pas de question, Ariane va tenir encore plusieurs semaines, personne ne sait comment. Elle n’attendait personne, elle voulait poursuivre ou finir son travail et c’est le seul objectif qu’elle a pu envisager.
    J’ai essayé chaque nuit, que sa conscience puisse émerger un tout petit peu. L’idée est de rendre le départ fluide. J’ai gardé en tête de pouvoir me dire que tout a été essayé. J’aurai tout essayé.
    Ariane a traîné dans le service pendant de longues semaines, cachectique, grise, mais avec un déni violent, impérieux, elle était aveuglée, irradiée. Elle a évité la peur mais elle n’a pas évité la crispation de sa conscience qui n’a lâché que dans le coma.

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