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    Amélie

    Je vais à reculons voir Amélie, dans sa maison où elle vient de prendre sa retraite avec son mari. Elle a 62 ans et un diagnostic d’Alzheimer. Son médecin traitant m’envoie la voir pour programmer une entrée en maison de retraite, et en plus, dans le secteur protégé. Elle semble si jeune, à peine quelques ridules, une chevelure blonde rayonnante, une allure distinguée. Je trouve cela éminemment dérangeant et complètement intempestif, j’ai presque envie de rebrousser chemin en m’excusant de mettre trompée d’adresse, si ce n’était ses yeux mouillés de peur, les muscles orbitaux contractés, les yeux tellement rétrécis que je me suis demandé s’il existe des crampes oculaires. 

     

    A peine entrée, à peine saluée et tout de go, elle me dit : 

    - J’ai la maladie d’Alzheimer, vous savez, c’est vraiment injuste n'est-ce pas ? 

    Et elle fond en larmes. Un peu plus tard, elle dira quelque chose d’encore plus glaçant : 

    - Mon fils et ma belle fille ne veulent pas que je prenne leur bébé dans mes bras, mon petit fils, vous vous rendez compte ? 

    Cette lucidité est atroce et Amélie est rongée par la douleur, elle plonge le nez sur la table, les bras en avant, crucifiée. 

     

    Je trouve que c’est un peu tôt pour entrer en maison de retraite et encore plus dans un secteur protégé fermé, c’est même dissonant. Je m'assoie avec eux et j'échange avec ce couple foudroyé par ce qui leur tombe sur la tête. 

    Amélie se lève et se rassoit sans cesse, elle tremble, elle ruisselle. Une telle angoisse monumentale ne peut être laissée sans rien faire. J’apprends qu’Amélie est toujours comme ça, ce n’est pas ma visite qui influence son état (ce que je croyais). Son mari décrit un quotidien dévasté, un champ de ruines dans lequel sa femme se cogne aux murs, divague dans le jardin, fébrile, aux aguets. Elle se perd dans la maison, il ferme les portes parce qu’il a peur qu’elle tombe dans la piscine, il a peur du gaz dans la cuisine, il a peur qu’elle se brûle dans la douche. Les derniers exploits sont la destruction de tous les écrans frottés avec une éponge abrasive et le déclenchement de l'alarme incendie avec le grille-pain.  

    Il ne dort plus car la nuit est le moment où Amélie a les activités les plus fantasques, comme sortir toute la nourriture du congélateur pour préparer un repas pour au moins 20 personnes. Il a mis sous clé le micro-onde, les couteaux, les produits d'entretien, la pharmacie, etc... 

    J’explique à Amélie ce qu’est notre maison de retraite, je décris ce que son quotidien va devenir, je n’omets rien, surtout la promiscuité avec d’autres personnes atteintes de la même maladie. Elle pleure sans interruption, mais est d’accord. 

     

    Lorsqu’elle arrive, c’est la plus jeune personne de la maison, la plus jeune du secteur aussi. Elle se tient droite, ses cheveux blonds ont été coupés récemment, elle a un joli rouge à lèvre, et porte un tailleur pantalon ; élégante malgré ses yeux toujours aussi crispés, comme hérissés, si c’était possible.  

     

    Je me demande encore si je ne me suis pas fourvoyée. Que vient-elle faire parmi nous ? Elle dénote, trop jeune, trop lisse. Les soignantes, pourtant prévenues, sont désarçonnées et les premières minutes sont épaisses. Elle est accompagnée par son mari, ils sont hébétés tous les deux, accrochés ensemble.  

    Nous louvoyons dans une brume laineuse, rêche et piquante,  je prends le parti de faire visiter les lieux et sa chambre. Amélie est cotonneuse, ralentie, son mari l’assoit, pose la valise et reste debout, prêt à partir, je sens qu’il n’en peut plus.  

    Les soignantes entourent Amélie et j’emmène son mari jusqu’à la porte, il s’enfuit littéralement. 

    Amélie ne dit rien, même ses larmes sont silencieuses, celles-ci se transforment en sanglots étouffés, elle est perdue, l’abandon l’accable et je me sens la geôlière d’une condamnée. 

     

    Très vite, ses comportements désaxés apparaissent (elle urine dans les coins de sa chambre malgré qu’on lui ait montré les toilettes, elle laisse couler l’eau du lavabo en ayant mis la bonde, elle emmène sa couette dans le placard pour s’y coucher,…), elle se rend compte de ses errements, nous cherche et nous prend la main pour ne pas nous perdre. 

     

    Petit à petit, à force de répéter, jour après jour, les mêmes rituels aux mêmes heures, l'accompagner dans tous les actes, même les plus anodins, elle finit par retrouver sa chambre, reconnaître son lit et même sa place à table. Et surtout, elle se lie avec Agnès l’ergothérapeute, avec laquelle elle s'exerce à des collages l’après-midi. Cette activité la contient et ces quelques heures sont un répit, une simple accalmie, l'œil du cyclone. 

    Parce que malgré tout, elle pleure toujours, elle est souvent blanche, en suée, tremblante, fiévreuse, sans fièvre. Cette peur ne cède pas, elle répète à la psychologue que “c'est injuste”, elle prend sa médication en tremblant, elle mange des larmes, elle mâche des hoquets. 

     

    Son mari vient régulièrement 3 fois par semaine, il assiste à la dégradation de sa femme sans rien laisser paraître, comme une sentinelle héroïque et impavide, elle l’interpelle, le prie de “faire quelque chose”, ce qui ajoute une dose de culpabilité à son impuissance. Il ne se confie pas, il a la posture d’un vaincu ayant glissé dans un inextricable puits sans fond. 

    Nous ne verrons jamais ses enfants. 

     

    L’état d’Amélie se dégrade progressivement jusqu’au moment où surviennent les crises d’épilepsie. Ces crises se répètent, elles sont de plus en plus fréquentes et monopolisent tous les soignants car on doit la mettre à l'abri au plus vite, sans terroriser les autres résidents. Elle est dans un carrousel qui s’est emballé, elle tournoie jusqu’à tomber de vertige. Son cerveau est pris en otage, tourmenté, affolé et maintenant torturé. Il étincelle de courts circuits, et la met progressivement dans le noir. 

     

    Nous nous sentons démunis devant cette vindicte et nous assistons impuissants à une fin de vie faite de secousses, de sueurs, de pleurs, et où ni le confort ni la présence ne parviennent à atténuer cette peur vissée, viscérale. Son mari vient la voir, reste auprès d’elle, il s’est comme imperméabilisé, et finalement il accède à la proposition médicale d’augmenter les doses de morphine.  

    Les derniers jours, nous pensons que son cerveau, pulvérisé par les spasmes, n'a plus aucun neurone encore vaillant, et c’est avec soulagement que nous la voyons partir. 

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