
Amédée
Amédée est un vieux monsieur très gentil, très doux, toujours souriant. Il a des enfants très présents mais qui, malheureusement, sont en compétition entre eux.
Chaque enfant est certain de faire mieux auprès de son père que les autres ; Armelle est la fille ainée, la plus présente et la plus investie : “mon gâteau est son préféré, il a tout mangé”, Aristide : “mon livre est celui qui ne quitte pas sa table de chevet”, Axelle : “mon cardigan est celui qu’il met tous les jours”… Cette rivalité est oppressante, mais Amédée retire quelques avantages non négligeables (et en nature) de cet empressement.
Épuisé car très âgé, il entre peu à peu en dépendance, mais ses enfants continuent de l’emmener dans sa maison car “il y est bien”. Nous savons qu’Amédée avait beaucoup investi sa maison et son jardin, et ces visites chez lui sont bénéfiques. En revanche, ses enfants rivalisent d’idées mirifiques pour le promener en chaise roulante. Il est allé voir l’océan, manger des coquillages, et a vomi tout le trajet du retour sur les sièges du nouvel SUV d’Aristide. Il est allé au zoo voir des animaux “sauvages”, et il est rentré couvert de boue car Axelle a réussi à embourber la chaise roulante. Il est allé au cinéma voir un dessin animé (je crois que c’était Astérix), il en n’a pas vu long car il s’est étouffé avec le pop corn.
Forts de ces expériences, on essaye de les convaincre tous les trois que leur père n’est pas un enfant, qu’il ne va pas jouer avec une pelle et un seau à la mer, qu’il se fiche pas mal des girafes, et qu’il préfère peut être un film avec Belmondo dont il nous rabâche les oreilles.
Ce fut difficile.
Armelle voit son père dépendant : “il retourne à l’état de nourrisson, il doit être choyé, et il ne faut pas le laisser seul une minute”.
En plus (pas de chance), on leur explique de faire attention car, sujet aux fausses routes, il faut donner à Amédée des petites quantités à chaque bouchée pour qu’il ne s’étouffe pas, et le laisser assis jusqu’au rot. Alors là, que n’a-t-on pas dit ! On entend sonner l’hallali. Leur père est donc bien un nourrisson, on voit arriver des compotes, des gruaux, des laits de poule… Gavé à 16h, Amédée ne mange plus le soir, et se réveille affamé à 3h du matin.
Après quelques semaines, et indépendamment de ce régime décousu, son état se détériore (mais il conserve ses capacités cognitives). Il dort plus souvent (comme un nouveau-né…) On préconise des visites moins actives, plus tranquilles, car Amédée ne parvient pas à suivre le rythme effréné de ses enfants. Il s’éteint progressivement, et on suggère que peut être, le laisser tranquille…
Rien à faire, au contraire il faut le réveiller, le stimuler, lui donner des fortifiants (et pourquoi pas le doper !). Armelle m’explique qu’ils sont très croyants, que la vie est sacrée jusqu’au bout, et tout devra être fait, en cas de problème, pour le ranimer.
Cette frénésie dura encore quelques semaines, puis Amédée mourut pendant la nuit, tranquillement. A croire qu’il choisit le seul moment où il était tranquille et personne dans sa chambre.
L’histoire pourrait s'arrêter là, mais elle ne fait que commencer. Personne ne comprit ce qui se passa ensuite, mais cela arriva. La chambre est vidée, et nous appliquons le protocole de désinfection. Ensuite Antoine (notre responsable des travaux) inspecte la chambre, la repeint, répare ce qu’il y a à réparer, puis la remet à disposition d’un nouveau résident. Il se passe au moins une semaine avant que le nouveau venu prenne possession de la chambre.
Celui-ci arrive, s’installe. Hannibal est valide et est peu souvent dans sa chambre ; il fait beau, on le trouve toujours dehors, dans le salon de jeu (il est fan de belote) ou en famille. En revanche dans sa chambre, c’est la Berezina : les portes claquent, la douche se met à couler toute seule, les affaires d’Hannibal se retrouvent par terre hors du placard, sa télévision s’allume toute seule... on cherche le fantôme pour que le canular soit complet.
En attendant, les soignantes ne veulent plus rentrer dans la chambre, elles croient mordicus qu’Amédée y rôde toujours. On contrôle qu’Hannibal est bien absent et qu'il n'est pas l'auteur de ces phénomènes. Il nous trouve bien excentriques et “espiègles” (je cite), mais ne semble pas trop inquiet ; il faut dire qu’il est très sourd.
Antoine fait le guet devant la porte pour surprendre “le farceur” ; il ne croit pas “à toutes ces bêtises". Il subtilise la télécommande et la télévision s’allume seule ; il ferme la porte de la salle de bain à clé et la douche coule malgré tout. On se relaie dans la chambre et évidemment il ne se passe rien mais dès qu’on a le dos tourné, la valse des objets continue, le pire étant la nuit ; Hannibal n’est pas réveillé par l’eau qui coule de la douche ou du lavabo (puisqu’il est sourd), mais par les lumières qui s’allument.
Antoine baisse les bras, Hannibal est fatigué, les soignantes soupçonnent le diable, demandent un exorcisme et font valoir leur droit de retrait, le directeur est hilare, le docteur veut faire un scanner à Hannibal, et moi j’appelle Armelle la fille aînée d’Amédée. Je me souviens que nous avions eu une discussion sur la télépathie (elle disait être télépathe avec son père) ; en quoi cela va-t-il nous aider ? Il faut croire que je suis prête à tout pour sortir de cette situation qui pourrait être désopilante, s’il n’y avait en jeu le fonctionnement du service. Je lui raconte (en prenant des gants parce que, tout de même, elle est en deuil de son père) ce qui se passe. Et là, tout à trac, elle me dit:
- Ah! ça ne m’étonne pas, je vais faire ce qu’il faut, ne vous inquiétez pas, je m’en occupe tout de suite, demain, tout sera en ordre chez vous.
- Mais, dîtes m’en plus, qu’allez-vous faire?
Elle reste évasive. Tout juste me confie-t-elle :
- Il faut lui dire de rentrer à la maison, et elle ajouta, la voix radieuse : - je vais m’occuper de lui.
Je frémis ; même après sa mort, elle réussit à s’accaparer son père. Je suis troublée, je regrette mon appel et je reste empêtrée avec cette chambre hantée. Le lendemain : rien ; le surlendemain : rien, et la semaine se passe sans encombre et surtout sans objets volants, sans geyser, sans portes autonomes et sans spot light.
La semaine suivante, Armelle m’appelle:
- Alors est-ce que tout va bien ? Tout est rentré dans l’ordre ?
- Oui, mais tout de même, vous me devez une explication !
Armelle soupire et me dit comme si tout cela était parfaitement normal :
- Tout va bien, papa a retrouvé sa maison maintenant ; et d’ailleurs je vais y emménager.
J’ai un haut le cœur, lui souhaite de bien se porter et je raccroche, ébaubie.
Il y eut d’autres chambres ainsi habitées plus longtemps que prévu mais en général, tout se calme au bout de quelques jours ; cette histoire-là fut beaucoup plus troublante du fait de cette emprise filiale. Quand je dis qu’on ne sait rien du fonctionnement des énergies…