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    Albane

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    Albane est une vieille dame toute menue,1m50 et à peine 38 kilos. Elle a 86 ans, c’est une ancienne institutrice passionnée d’histoire. A la retraite, elle s’est mise à écrire sur les légendes locales, puis elle se passionne pour des personnalités méconnues, mais ayant marquées leur territoire, cela la conduit dans des recherches infinies ; elle court les mairies pour des actes de naissance, les bibliothèques pour y dénicher des grimoires mités, les greniers poussiéreux pour y déloger des documents notariés, écrits en vieux français, qu’elle s'évertue à traduire, les yeux plissés sur sa loupe. 

     

    Elle ne cuisine pas, elle ne mange pas non plus d’ailleurs, cela l'ennuie prodigieusement, avoir à se nourrir est une perte de temps, elle fait une salade verte le midi et une soupe le soir qu’il ne faut surtout pas mouliner. En revanche le matin, elle apprécie sa Ricorée™ avec (au moins) 2 biscottes, bref juste de quoi tenir le siège de sa bibliothèque. 

     

    Atteinte d’un cancer intestinal, elle est opérée avec la pose d’un anus artificiel. Le chirurgien lui laisse peu de chance, quelques mois tout au plus, mais elle reste chez elle en rémission pendant plus de deux ans, travaillant d’arrache pied à un livre pour lequel elle rassemble une quantité d'informations, de détails, qu'elle vérifie sans relâche. Son livre sort et c’est un succès dans les milieux universitaires. Elle fait des conférences, des séances de signature, est reçue par les notables et est fière de son succès. 

     

    Cependant la maladie est en embuscade, Albane maigrit et suite à une chute et à une rechute de son cancer envahissant l’abdomen, elle entre en maison de retraite pour quelques semaines, croit-on. 

    Dans sa chambre, elle continue de recevoir les édiles, les conseillers départementaux et... continue de travailler à un article qu’elle parvient à finir.  Son état empirant, elle s'alite, ne pèse plus qu’une trentaine de kilos, elle sombre d’ailleurs dans un coma et nous attendons son départ. 

     

    Je suis de près les écrits d'Albane, qui sont toujours des pépites. Je trouve son dernier article, publié dans le journal du jour, et je vais la voir pour lui dire, dans le creux de l’oreille, que son article est publié (et qu'elle peut partir tranquille). 

    Le message est reçu 5 sur 5 car Albane ouvre les yeux. Mais le lendemain, non seulement elle ouvre les yeux, mais elle émet quelques sons, puis commence à bouger, puis demande à boire puis, quelques cuillères de miel plus tard, reprend des couleurs.  

     

    C’est surréaliste de voir cette femme mourante, décharnée, exténuée, ne pouvant plus se porter, les yeux roulant dans des orbites évidées, la peau couleur de l’eau laissant voir les os en transparence, comme une pierre hydrophane, demander, avec sa bouche acescente, qu’on lui lise son article.  

    Pendant que je lis l’article, je vois qu’elle vérifie si tous les mots sont dans le bon ordre, si toutes les virgules de la ponctuation sont en bonne place, ses yeux sont fermés mais je vois que sa tête dodeline, suivant ma voix. 

    Bien sûr, il y a l’explication d’un égo gratifié, celui-ci donne à Albane l’énergie de repousser les limites, et de vivre encore quelques semaines pendant lesquelles elle reçoit des personnalités venues la féliciter.  

    Au lieu des “quelques mois” prédits, Albane a finalement vécu 5 ans, avec un cancer invalidant, mais en ayant utilisé, usé jusqu’à la corde, chaque minute de vie, chaque molécule, chaque électron. 

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