top of page

    Aimée

     

    Aimée est grabataire et démente. Elle va du lit au fauteuil et du fauteuil au lit depuis des années, les bras décharnés, le regard vaseux, le menton posé sur le torse comme si le cou avait besoin d’un étai pour soutenir une charpente mitée, dentelée par les charançons. Seules ses mains se délient parfois en mode marionnette et apportent un peu de dérision à ce tableau mortifère. 

    Nous n’obtenons aucune lumière dans ses yeux où alternent une errance cotonneuse loin très loin de nous et de fragiles périodes d’éveil. 

     

    Elle n’a pas le réflexe d‘ouvrir la bouche devant la cuillère et pour parvenir à la nourrir, il faut stimuler la commissure des lèvres et lui mettre les effluves des plats chauds sous les narines, alors le réflexe revient et, comme une mécanique, elle mâche, avale et parfois comme les enfants, mais sans la même joie, elle barbote, patouille, barbouille. Les repas en tête à tête ne sont pas glamour et nous la quittons démoralisés, les lunettes parsemées de mouchetis, les mains maculées, emportant un plateau ravagé, un chantier salé-sucré. 

     

    Et pourtant, Aimée menait un grand train de vie ; les photos nous la montrent parée de bijoux, un fume cigarette aux lèvres et vêtue d’une robe en lamé. Elle était magnifique. Elle recevait beaucoup dans un décor de châtelaine avec un faste de lustres et de miroirs dorés. En regard de ces photos, sa vie actuelle nous accable, sa léthargie est pathétique, le pire étant ce regard abîmé dans un vide abyssal. 

     

    Nous avons une photo d’elle où elle monte fièrement un cheval, une grande lusitanienne blanche aux crins torsadés. Notre zoothérapeute, amenant chien, lapin, hamster et cochon d’inde, a l’idée d’organiser, avec le manège voisin, un "prêt" (avec leur soigneur) de deux hongres dociles habitués aux enfants et aux chaises roulantes. Les résidents leur font la fête. Dans le jardin, après avoir brouté les salades du potager thérapeutique, les deux chevaux vont déguster carottes, pommes et croûtons au milieu des résidents ébahis. C’est une expérience de voir ces bêtes de 500 kilos si attentionnées, venir nous renifler avec entrain, et les résidents, confiants, leur tourner autour et leur faire des câlins. Nous nous retrouvons vite couverts de poils accrochés à nos vêtements comme des sangsues, et de bave de pommes juteuses, mais les rires sont fantastiques. Aimée n'apprécie que très moyennement le souffle chaud des naseaux dans sa main et leur odeur humide caractéristique, faite de foin et de crottin. Au bout de quelques grimaces et haut-le-corps, on la rapatrie dans sa chambre où elle retrouve la paix d’une vie pélagique. 

     

    Dans ce tableau apocalyptique, il y a cependant des intermèdes, des moments d’éveil ; Aimée émet des sons. On ne peut pas dire qu’elle parle mais elle s’exprime à sa manière (une sorte de gloubi-boulga), mais, malgré tout, les intonations sont variées, il y a une sorte de fluctuation, de vibrato de la voix, presque un chant. 

    Fort de cette observation, et comme Aimée ne réagit pas à nos stimulations, nous avons tenté de lui faire écouter de la musique. Quelques opéras nous ont permis de comprendre qu’Aimée suit les mélodies parce que sa voix “chante” en suivant (très approximativement) la musique.  

    Toutefois, au moment d’un aria connu dans Carmen de Bizet, Aimée fait une concurrence déloyale à la Callas. Elle parvint à couvrir la musique et chanta à tue-tête comme une soprano saoule et nous mettons fin à la torture, les tympans frissonnants. Mais tout de même, il s’est passé quelque chose. Il y a des moments de vie, Aimée n’est pas toujours “débranchée”, perdue et hagarde. C’est depuis ce jour qu'Antoine, toujours prompt à surnommer nos résidents par leur talent, va parler de la chambre de « la Diva ». 

     

    Cette vie végétative nous semble, à nous les “bien portants”, incongrue, dissonante, une forme d’injustice qui ne doit pas arriver, qui n'a pas lieu d’être ; combien de fois nous nous sommes dit : à quoi bon ?... mais Aimée n’a plus de traitement, elle vit malgré tout et surtout... Aimée a une sœur.  

     

    Astrid vient une fois par semaine, et toutes les semaines, nous assistons à un spectacle très émouvant. Aimée et Astrid ne sont pas jumelles mais on pourrait croire qu’elles le sont tellement elles se ressemblent. Elles ont vécu ensemble plusieurs années après le décès de leurs maris respectifs et, pendant ce temps, elles ont dû caler leur comportement, égaliser leurs humeurs, parce que même leur tessiture de voix plutôt haute est identique.  

    Nous racontons à Astrid notre tentative avortée de rencontre avec les chevaux. Astrid, étonnée, dit qu’elle évoque régulièrement “Feliz”, le fameux cheval d'Aimée, celui qu’elle montait sur la photo et que sa sœur y réagit toujours... 

    Et effectivement, tous les jeudis, Astrid parle à sa sœur… et sa sœur lui répond. Elles discutent de concert, l’une racontant sa semaine, l’autre faisant comme un écho avec même des expressions d’étonnement, des hochements, et des similis bla–bla ; tout juste si on n’entend pas : “ça alors, je n’en reviens pas”, “non tu es sûre”, etc. 

    Elle parle devant nous de “Feliz” et Aimée roule les yeux en hochant la tête. 

    Astrid lui prend les mains, caresse sa tête, touche sa joue, toutes choses que nous faisons sans qu’aucune réaction n’advienne. Avec Astrid, Aimée penche la tête, tout en émettant de douces vocalises et quelques trémolos sur la même modulation de voix. 

    Nous sommes verts, et en même temps émerveillés de cette relation. 

     

    Nous avions remarqué qu’à chaque fois qu’Astrid prenait congé de sa sœur, elle lui formulait plein de recommandations :  

    - Tu manges toute ton assiette, hein ?, il faut que tu finisses le gâteau ce soir, la semaine prochaine, je fais une brioche, je t’en amène une part, etc. 

    Les jours coulent et se ressemblent, les vocalises du matin sont aiguës, les mélopées du soir lancinantes et les jeudis symphoniques. 

     

    Puis Aimée se dégrade  (sans doute des AVC) et on n’entend plus le son de sa voix ; même Astrid n'obtient pas de “réponses”. Aimée est complètement absente, presque comateuse avec des espèces de sursauts neurologiques primaires ; c’est un crève-cœur de la voir survivre ainsi. 

    A chaque visite, Astrid continue malgré tout à prodiguer ses conseils insistants : 

    - Il faut que tu te remettes, 

    - Il faut que tu t'assois mieux que ça, etc. 

    Il nous semble bientôt évident qu’Astrid empêche Aimée de partir ; c’est terrible mais la cajoler, lui parler, la fait s’accrocher. Lui raconter la vie doit avoir une vertu et même si Aimée ne comprend plus le sens des paroles, on peut supposer que la musique des mots de sa sœur est entraînante, passionnée et suffit à enrayer le processus de fin de vie, et la faire résister. 

     

    Après quelques atermoiements, nous discutons avec Astrid de comment elle ressent sa sœur. Il faut beaucoup de temps et de travail de toute l’équipe pour qu’Astrid réalise qu’elle peut aider sa sœur autrement. C’est à pas comptés, avec une douceur infinie, avec une compassion ressentie, une bienveillance diffuse, quelques mots furtifs, des échanges subtils... qu’Astrid comprend qu’il faut, non pas lâcher sa sœur, mais l’emmener ailleurs. 

     

    Et enfin, un jour, Astrid peut parler à Aimée : 

    - Tu peux partir, nous nous retrouverons plus tard, il ne faut pas m’attendre, je t'aime pour toujours, mais là c’est ton heure. 

    Astrid est peinée mais réussit à dire au revoir. 

    Elles ne se revirent pas, Aimée meurt la semaine suivante, le mercredi, jour précédant la visite hebdomadaire de sa sœur. 

    Il n’y a pas de magie, mais une conscience du cœur, une perception subliminale du lien affectif et même quand on croit qu’il n’y a plus rien, que le cerveau est complètement ravagé, ce lien est perçu quelque part. 

    bottom of page