
Aimable
​
Aimable est un monsieur de 88 ans d’origine anglaise qui a toutes les manières, la bienséance, la retenue, l’humour décalé attribués d’ordinaire aux gentlemen “british”. Moustache et chapeau melon lui iraient comme un gant.
Toute sa vie d’effort et de travail acharné sont des valeurs qu’il porte ancrées en lui, qu’il a partagé avec sa femme et qu’il a insufflé à son fils Adam. Dans sa vie point de faux semblant ni de regard fuyant.
Issu d’une famille modeste, il apprend la mécanique, travaille à 16 ans et est reconnu pour sa compétence, sa rigueur, et sa volonté de toujours faire parfaitement ce qu’il doit faire. Loin des costumes en tweed, il passe plutôt sa vie en salopette.
Il a une maison de campagne avec un potager et un verger qu’il a planté et entretenu. Il y va tous les weekends au grand dam de sa femme qui préfère la ville et pour laquelle la campagne est un lieu sans intérêt, sans âme qui vive, sans bruit, sans culture.
Tout son univers est lié à ce jardin, ces arbres, ces fleurs, ces légumes. La terre y est pauvre et il s’emploie à l’amender année après année.
Lorsque la maladie de Parkinson le touche, ce fut progressif, la lutte fut féroce, il ne lâche rien. Il œuvre dans son jardin ; impossible de tenir debout ? Il avance courbé. Il chute souvent ? Il se relève. Il manque de force ? Qu’à cela ne tienne, il invente l’outil qui va l’aider. Malgré cette détermination, son état empire car un cancer intestinal vient se greffer sur un corps déjà torturé… Il vomit, maigrit, tremble mais jamais ne divague, la tête toujours fraîche et prête à semer, planter, arroser.
Les séjours hospitaliers sont moins brefs et plus fréquents… mais il repart ragaillardi dans son havre vert où il respire thym, romarin, jasmin, et surtout ses fruits et légumes qu’il affectionne et bichonne. Binette à la main, il produit des quantités et des quantités de haricots verts, de courgettes, de tomates, de poires, de framboises et sa femme, en bougonnant, transforme la cuisine en une véritable usine, avec bassine, stérilisateur et écumoire. Ils repartent en ville avec la voiture chargée de bocaux en tout genre.
Et puis arrive le dernier séjour, Aimable est cachectique, on ne sait comment il tient debout, la voix est moins claire et la douleur est grande. Il a des patchs de morphine que les médecins augmentent en suivant le chemin de la douleur. Corps médical et famille se sont accordés pour endiguer la douleur (ou plutôt croyaient s’être accordés), le médecin a donc récemment augmenté le patch.
Un soir, Adam arrive et trouve son père halluciné, divagant, les mots sortant ramollis de sa bouche comme s’il était ivre, et il se précipite au bureau médical.
Le médecin explique à Adam que la dose de morphine est importante et que c’est elle qui génère ces troubles. Et surtout, il lui dit :
Ce n’est pas plus mal que votre père ne se rende pas compte et qu’il puisse partir tranquille,
et il ajoute : ce qui ne saurait tarder.
Adam n’est pas d’accord, son sang ne fait qu’un tour, avec cette phrase, il comprend que ce qui se joue ne correspond pas à son père, il ne veut pas “qu’il soit suicidé" et demande qu’on revienne aux doses antérieures... le médecin s’exécute.
Nous expliquons de nouveau à Adam la différence entre suicide et sédation et surtout le bénéfice de la morphine ; il ne démord pas de son idée et explique ce que nous ne savons pas. Il y a des roses à racines nues qui attendent et son fils suit le plan du jardin au millimètre. Il a fini la taille et s’attaque aux plants. Son père doit être lucide jusqu’au bout pour donner ses instructions. D’après lui, Aimable sait qu’il va mourir mais il veut finir la saison et préparer la suivante. C’est comme une transmission qu’il doit honorer.
Tout cela peut sembler dérisoire par rapport à la douleur mais Adam veut nous faire comprendre que la fin de vie de son père doit correspondre à sa vie intègre et droite, et il n’est pas question qu’il ne la maîtrise pas jusqu’au bout et encore moins qu’elle soit écourtée, il doit garder sa clairvoyance pour passer le relais.
Aimable retrouve rapidement sa lucidité et effectivement la première chose qu’il demande à Adam c’est : où en sont les rosiers ?
Aimable a pu vivre encore une quinzaine de jours de façon intense qu’il n’aurait pas pu vivre de la même façon sous morphine (qui l’aurait plongé dans un semi coma). Alors oui peut-être a-t-il souffert, mais en tout cas, il apparaît qu’il a fait ce qu’il lui semblait devoir faire avant de mourir ; il voulait mourir mais après avoir fini son “travail” et nous ne vîmes que le sourire à l’idée du jardin taillé, planté, et légué à son fils.
​
​