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    Agatha

     

    Agathe n’a pas encore 75 ans, elle est jeune mais déjà exténuée suite à un AVC qui a laissé des séquelles au niveau du langage, elle parle en mots hachés, les phrases sont syncopées comme si elle jetait les cailloux le long de la grève pour faire des ricochets, tous ces cahots mènent à une phrase ou plus souvent une idée qu’il faut retrouver avec elle. Elle n’a aucun trouble moteur, elle marche et a même tendance à sautiller, un peu comme elle parle.  

    Lorsque je vais la visiter à son domicile, elle exprime être désœuvrée depuis le décès de son mari, elle souhaite entrer en maison de retraite car son fils passe tous les jours, il a sa vie et elle se sent être un poids pour lui. 

    Je regarde les photos de famille exposées sur les murs et j’observe qu’Agathe est toujours en retrait par rapport à son mari. Cette dépendance manifeste est confirmée par son fils. 

     

    Je ne sais pas quelle image elle s’est faite d’une maison de retraite mais elle me prend par la main pour me montrer son coffre à bijoux. Celui-ci ne contient pas de rivière de diamant mais quelques chaînes, montres et broches de famille. Elle tient absolument à les emmener pour aller au restaurant de la maison de retraite. Bien sûr, je lui promets qu’elle le peut. Ravie, elle m'entraîne toujours en me tirant par la main dans son grand jardin fleuri. Elle virevolte de massifs en massifs comme une abeille butineuse, tout juste si elle ne bat pas des mains (ou des ailes) et elle exprime à sa manière sa passion pour les fleurs (son fils va souvent lui offrir des bouquets).  

     

    A son entrée, je suis là comme à chaque nouvelle entrée, j’accueille le nouveau résident à la porte, mais avec elle j’ai l’impression d’accueillir la reine d’Angleterre. Elle a mis une robe et tous ses bijoux, le coiffeur est passé lui faire quelque chose qui ressemble à un immeuble de Gaudi, sur lequel est posé en équilibre un bibi rond et rouge assorti au manteau. Je la félicite et elle se pâme. Son fils l’installe, les soignantes rangent ses affaires, elle suit ce qui se passe en donnant des consignes ânonnées. Dès que son fils part, elle trouve mon bureau, se place devant moi et attend. 

     

    Cette situation va se répéter quotidiennement, voire plusieurs fois par jour ; elle m’attend, connaît mes horaires et veut être avec moi, tout simplement. Avec l’accord de son orthophoniste, qui la suit de façon hebdomadaire, je lui propose des lectures. Elle est plus que d’accord car si elle ne parvient pas à parler, du moins elle sait lire et choisir ses lectures. C’est avec bonheur qu’elle lit toute l’encyclopédie des fleurs des champs, puis des fleurs de montagne, puis les aquatiques. Lorsque nous attaquons les fleurs exotiques, je comprends que je dois changer de stratégie car mon mental ne supporte plus ni pistil, ni corolle, ni calice. Nous enchaînons sur la faune des lépidoptères et autres sujets volants quand je me rends compte qu’Agathe lit moins bien, sa gorge se grippe, elle heurte les mots, en avale plus que de coutume.  

     

    Pour changer... et parce que je me dis qu’il faut se rendre compte de ce qu’elle comprend (et avec les étamines c’est difficile) nous nous mettons à lire les fables de La Fontaine ; faciles, connues, voire sues, bref une catastrophe ; le corbeau n’est plus intéressé par le fromage et la cigale ne sait pas ce qu’est l’été. 

    Je suis triste et apitoyée sur son sort car je vois bien que son avenir se rapetisse… Mais je me trompe, je me fourvoie complètement ; elle, elle est heureuse, elle vient lire, me voir, elle est reçue par “la patronne”, il ne lui en faut pas plus pour être la plus belle et la plus intelligente. Nous continuons nos rendez-vous, elle lit les histoires d’animaux et, comme les enfants, elle demande à répéter la même histoire. Elle apprivoise les mots de la même façon que les enfants apprennent à maîtriser l'effroi des histoires d’ogres. 

    Elle prend rendez vous chez le coiffeur toutes les semaines, elle se sent belle, et peut être même sommes nous en train de lui offrir une vie idéale de femme reconnue, existante par elle-même, et non derrière son mari. Elle s’épanouit, prend une sorte d’assurance et a la tête haute. Nous sommes enchantés, son fils un peu moins car il ne reconnaît pas exactement sa mère... 

     

    Puis les troubles moteurs apparaissent, elle trébuche puis chute et le fauteuil roulant devient une obligation. Elle l'accepte mais son image en pâtit. Moins avide de lecture, elle vient juste me voir, être avec moi dans le bureau “important”. Bientôt, il faut que je vienne la chercher, elle ne peut plus manœuvrer son fauteuil par elle-même. 

    Peu à peu, je la vois s’éteindre, son fils vient avec de magnifiques bouquets mais elle ne les regarde plus. 

     

    Nous comprenons que plus rien ne la retient, plus rien ne l'intéresse, elle a fait, pour ainsi dire, le tour de tout ce dont elle pouvait profiter et maintenant le temps est venu. 

    Il se passe alors une accélération phénoménale de son état. Elle souhaite rester au lit du fait de contractures que le médecin ne comprend pas, et ne peut endiguer. Agathe ne souffre pas, elle ne dit pas qu’elle a mal, elle dit qu’elle ne veut plus bouger. 

    Elle se met en chien de fusil, crispée, recroquevillée et rien ni personne, c'est-à-dire aucun kiné, aucun massage, aucun soin, aucune visite ne réussit à lui faire changer de position. En quelques jours, elle se statufie, se calcifie, ainsi pétrifiée, seuls ses yeux continuent de regarder, il n’y a aucune peur, aucune tristesse, juste de l’attente. Nous sommes souvent près d’elle et lorsque nous partons, elle cligne des yeux comme pour nous aider à partir... (or c’est nous qui sommes censés l’aider à partir)… 

     

    Lorsque les soignantes la manipulent, elles craignent de la casser (des fractures spontanées sont possibles). Elles sont méticuleuses comme si elles tenaient des jambes de cristal, des bras de plume et une nuque de nouveau-né. 

     

    A la fin de la semaine, elle prend la main d’une soignante, s'agrippe à elle comme une naufragée à sa bouée. Elle montre quelque chose en direction du mur mais il n’y a rien. La soignante lui dit qu’il n’y a rien, Agathe insiste, elle émet quelques syllabes volubiles toujours dans cette même direction, elle sourit même, la soignante lui montre qu’elle ne comprend pas, Agathe soupire lâche la main et continue de sourire au mur. Elle part une heure plus tard. 

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